Cour d’Assises de l’Aisne Présidence de M. WEHEKIND, conseiller à la Cour d’appel d’Amiens. Audience du 11 mai 1892

Audience du 12 mai

Affaire Martinet

L’anarchiste Martinet,qui avait été condamné par défaut à la précédente session des assises, revient aujourd’hui pour être jugé contradictoirement. L’accusé, reprenant un thème qui lui est familier, commence par élever des cas d’incompétence et de nullité. Il prétend, par exemple, que la liste des jurés ne lui u pas été notifiée dans le délai légal voulu, et il en conclut que tout ce qui a été fait contre lui devient dés lors nul de plein droit.

Il trouve une nouvelle cause de nullité dans le libellé de l’arrêt de renvoi et l’acte d’accusation qui lui ont été communiqués. L’acte d’accusation ne contiendrait pas, en effet, la date de l’arrêt rendu par défaut en février dernier et la prescription serait dès lors acquise.

Il y a enfin un troisième moyen de nullité, d’après Martinet, on aurait interverti ses prénoms, et les pièces de procédure porteraient Paul Pierre au lieu de Pierre Paul.

M. le Procureur de la République repousse ces moyens.

Il n’y a pas de doute sur la personne, dit-il, et l’interversion des prénoms n’a aucune importance juridique.

En second lieu les notifications ont été faites à la personne même de l’accusé Martinet détenu à Sainte-Pélagie ; quant à la date de la notification, elle est d’accord avec une jurisprudence constamment établie par la Cour de cassation.

Enfin le fait par l’arrêt de renvoi de ne pas mentionner la date d’un jugement par défaut, n’entraîne pas la prescription, alors que les actes de procédure qui se sont successivement produits, n’ont pas un seul instant interrompu l’action judiciaire dirigée contre l’accusé.

Après une réplique de M. Martinet qui déclare persister dans ses moyens, la Cour se retire pour en délibérer.

La délibération dure plus d’une heure. La Cour rend enfin un arrêt aux termes duquel Martinet est déclaré mal fondé en ses réclamations et ordonne qu’il sera passé outre aux débats.

Il est alors procédé au tirage au sort du jury. Cette opération faite, l’ordre des assises est repris.

2e Affaire. — Provocation au meurtre

Le nommé Martinet, Paul, Pierre, né à Loudun, le 5 mai 1854, se disant publiciste et directeur de journaux l’Arme et le Moniteur des Arts et de l’Industrie, demeurant à Paris, rue Belhomme, 15, a été mis en accusation et renvoyé devant la Cour d’assises de l’Aisne, comme prévenu de provocation aux crimes de meurtre et d’iucendie.

Acte d’accusation

Le 23 mai 1891, vers 9 heures un quart du soir, eut lieu à Saint-Quentin dans l’enceinte du Cirque, une réunion publique, 1.000 personnes environ assistaient a cette réunion. Plusieurs discours furent prononcés ; ils renfermaient tous des attaques contre l’autorité et la société. Le nommé Martinet, se disant anarchiste et résidant à Paris, prit à sort tour la parole et s’exprima en termes exceptionnellement violents, dont voici les principaux passages de son discours :

« Et puisqu’il est vrai qu’un agent de police a giflé, flagellé un jeune homme de 15 ans, qu’on l’attende au coin d’une rue, qu’on lui fasse son affaire et qu’il meure, à celui qui l’aura tué, je dirai : « Viens, je te salue ».

« Aujourd’hui, il faut tuer le sergent de ville qui a poursuivi un ouvrier, armé de son revolver, tordre le cou au sous-préfet et brûler l’Hôtel de Ville, nous ne pouvons le faire ce soir, car nous n’avons pus la force voulue. »

« En ce moment, dans le Midi, tous les députés, sénateurs, membres du clergé et d’autres vont s’agenouiller et s’aplatir devant Carnot, cette bête, et devant Constans ; que quelqu’un pénètre au milieu de ces punaises et lance une matière explosible qui puisse donner la mort au plus grand nombre possible et plus on en fauchera et on rira, et à celui qui l’aura fait, je dirai : « Viens, je te salue ».

« Et mort en même temps aux capitalistes ; plus on en tuera, mieux ça vaudra. »

« Vous malheureux, vous ne serez jamais assez inexorables ; et vous riches, vous ne serez jamais assez frappés ».

Les excitations de Martinet ne furent heureusement pas écoutées et la réunion se dispersa, vers onze heures, sans incident.

Martinet a des antécédents judiciaires déplorables, il a encouru de très nombreuses condamnations pour vol, abus de confiance, outrages aux bonnes mœurs, cris séditieux, coups volontaires et provocation à attroupement. Depuis quelques années, il est mêlé activement au mouvement révolutionnaire, il préconise les théories anarchistes les plus violentes, la révolution à main armée, l’emploi de la dynamite. Il publie des écrits et des journaux excitant à la révolte, mais il est sans conviction, comme sans probité ni moralité.

(Journal de L’Aisne).

De notre correspondant spécial de Laon: L’affaire Martinet revient à 4 heures 1|2.

M. le Président: Vous avez déjà été condamné huit fois. Reconnaissez vous avoir prononcé les paroles qui vous sont imputées par l’acte d’accusation ?

R. — J’ai fait le tableau des évènements de Fourmies ; j’ai ajouté que des actes de cette nature étaient seuls capables d’inspirer des paroles violentes telles que celles que l’on rencontre dans Germinal, dans les Mauvaises Fenêtres de Catulle Mendès. J’ai cité ces paroles, ces poésies et on à dit que c’était moi qui parlai alors que je ne faisais que citer des auteurs ; tel sera le fond de ma plaidoirie.

M. le président. — Alors nous allons d’a bord procéder à l’audition des témoins.

Audition des témoins

M. le commissaire de police de Saint-Quentin — J’étais à la réunion du Cirque du 23 mai 1891. Après Renard, actuellement marchand de vins â Fourmies, Martinet a pris la parole et a tenu les propos incriminés. M. le commissaire récite alors, mot pour mot, ces propos. Martinet, ajoute-t-il, a bien parlé en son nom ; il n’a point cité d’auteurs.

D. — Accusé, vous n’avez rien â dire sur celte déposition ?

Martinet. — Le témoin affirme-t-il, d’une façon positive, que c’est moi, Martinet, qui ai invité l’ouvrier à tordre le cou à un sergent de ville ?

Le témoin. — Oui. Un orateur précédent a bien parlé à peu près dans les mêmes termes, mais les paroles incriminées sont bien de Martinet.

L’accusé. — Est ce moi, Martinet, qui ai dit que les sergents de ville avaient flagellé un jeune homme de 15 ans qu’ils avaient mis tout nu une fois au poste?

Le témoin — Oui.

L’accusé. — Alors, je suis obligé de constater que le témoin est en désaccord avec son propre rapport, que j’ai là sous les yeux. D’après lui, c’est Renard qui a tenu les propos et non moi.

Le témoin. — Il y a un an que ces paroles ont été prononcées. Depuis, j’ai pu oublier quelques détails.

L’accusé. — Les jurés apprécieront cette flagrante contradiction. Est-ce moi maintenant qui ai dit que le parti capitaliste devait mourir et que plus on en faucherait, plus on rirait ?

Le témoin. — Oui, l’accusé l’a dit.

L’accusé. — J’ai récité des vers de Germinal. J’ai dit :

Plus on en fauchera.

Mieux ça vaudra.

Voilà la vérité.

Audition des témoins à décharge

Démoulin, homme de peine à Saint Quentin, affirme que Martinet n’a fait que citer Germinal. Quand à l’enfant fustigé par les sergents ville, c’est Renard qui en a parlé. Petit, brodeur à Saint Quentin, Laurando, maçon à Saint Quentin, qui tous deux assistaient d cette réunion, font la même déposition.

Réquisitoire

M. Fouquier, procureur de la République, rappelle d’abord les moyens employés par l’accusé pour reculer de plus en plus sa comparution devant MM. les jurés de l’Aisne. Il déclare qu’il est convaincu que Martinet a tenu ces propos. Pour lui, le rapport de M. le Commissaire fait foi. Ce rapport a été rédigé le jour même. De plus, quel intérêt, M. le Commissaire aurait-il d’accuser Martinet plutôt que Renard ? L’histoire de la citation de Germinal est une fable. Quelle analogie peut il y avoir entre la poésie en question et les faits qui ont eu lieu à Saint Quentin, au dire de l’accusé et dont celui ci a parlé ?

Sans dire un mot des théories anarchistes, il ne retient que le fait des provocations — dangereuses ; on l’a trop bien vu tout récemment. Il termine en exprimant la confiance qu’il a que MM. les jurés feront leur devoir.

Faites votre devoir et laissez faire aux dieux, dit-il.

La défense de Martinet

Martinet se défend très habilement, ménageant, comme pourrait le faire l’avocat le plus rusé, et la Cour et les Jurés ; fait un tableau de ses théories anarchistes, à lui Martinet — tableau fort séduisant ma foi, mais qui sort du domaine non de la réalité mais du vraisemblable.

A six heures, les débats sont clos. La question de culpabilité est posée aux jurés. Ceux ci répondent affirmativement, mais accordent des circonstances atténuantes à l’accusé.

Après délibération, la Cour condamne Martinet à un an de prison.

N. B.—Mathilde,la compagne de l’anarchiste Martinet, assistait à l’audience. Sa tenue a été fort convenable. Elle a pu être jolie fille, mais ses traits sont aujourd’hui très fatigués. On sait qu’à la Conciergerie. Martinet a le droit de la recevoir tout le jour. Ses chiens également, sont avec lui. Décidément, il y a du bon à Sainte Pélagie. Mois quelle comédie que tout cela !

Journal de la ville de Saint-Quentin 14 mai 1892

Lire le dossier : Les anarchistes de l’Aisne