
LE CITOYEN FORTUNÉ AU CIRQUE
L’anarchiste Fortuné que des feuilles se disant bien informées disaient avoir été arrêté était, samedi, à Saint-Quentin — depuis trois jours ! et a pu se faire entendre dans la salle du Cirque.
Est-ce à l’hésitation de l’autorité ou a celle du locataire de cette salle qu’on doit le retard de plus d’une heure apporté dans l’ouverture des portes ? Nous ne le savons pas au juste. Toujours est-il qu’il était passé 9 heures quand les quelques centaines de personnes qui stationnaient dans la rue Dachery depuis leur sortie des ateliers, ont pu entrer ou Cirque.
Les anarchistes n’ayant point l’habitude de constituer de bureaux, le compagnon Fortuné se présente seul sur l’estrade, jetant un regard de satisfaction sur la salle qui lui semble convenablement garnie et un autre sur le commissaire de police présent, avec son secrétaire.
Qui n’attendait certainement pas de l’orateur un langage modéré, qui n’ eut, du reste, pas convenu à la grande majorité des auditeurs. Il s’en prend d’abord, en termes d’une extrême violence au rédacteur en chef du Petit Express qu il traite de menteur, d’espion et de gredin, pour .avoir annoncé son arrestation, prenant ainsi un désir pour la réalité.
Nous ne suivrons pas le compagnon Fortuné dans sa longue explication de l’anarchie qu’il considère comme le seul socialisme pouvant aboutir à un résultat pour la classe ouvrière. L’anarchie, d’ailleurs répudie la théorie socialiste qui croie qu’on arrivera à quelque chose avec le parlementarisme et les faux socialistes qui ne flattent le peuple que pour entrer au Conseil municipal et même à la Chambre… Elle ne veut plus de Parlement, on le sait, rendant tout le monde heureux, supprime les institutions surranées et tyranniques, telles que : justice, police, gendarmerie, armée etc.
Comme dans la société telle que la comprenne les anarchistes, il n’y aura plus de voleurs, plus de crimes, que les crimes passionnels, qu’est-il besoin de gendarmes, de juges, de force publique pour défendre la propriété qui appartiendra à tout le monde et l’ordre qui ne sera jamais menacé ?
On a, à la suite des dernières explosions, représenté les anarchistes comme des bêtes féroces altérées de sang, des monstres de cruauté.Tout cela est dénaturé et exagéré à plaisir. Ravachol n’est qu un de ces aigris par la misère, victime de la justice bourgeoise, qui a voulu tout simplement donner un avertissement aux jouisseurs et aux parasites, aux détenteurs de l’assiette au beurre. Ce n’est pas un criminel ordinaire, c’est un homme qui s’est dévoué à une cause dont un jour, on reconnaîtra la grandeur et la justesse.
Est-ce à dire que le compagnon Fortuné et les notabilités du parti recommandent spécialement la dynamite comme moyen de se venger ? Non. Et l’orateur, rappelant « l’exécution» de Séliverstoff par Padlewsky, fait un geste indiquant que, pour se venger d’un homme, le revolver et le poignard suffisent.
Tout ceci, naturellement, aux vifs applaudissements de l’auditoire !…
En résumé, le compagnon Fortuné croit au développement de l’idée anarchique avec laquelle commencent à compter la classe bourgeoise et les journaux qui la représentent, par exemple L’Éclair et le Figaro – ce qui n’empêche pas le compagnon de fort maltraiter la presse en général.
Le compagnon Fortuné, se tournant vers la table de la police, prononce de temps en temps quelques mots de défi et son exaltation s’accroît. Il vocifère, il bondit, il montre le poing. Vous pouvez m’arrêter, m’emprisonner, me condamner, me torturer, me guillotiner, crie-t-il, je resterai fidèle à ma cause et je crierai : Vive l’anarchie !
La conférence était contradictoire, mais étant donnée la violence du compagnon Fortuné et les dispositions peu endurantes de pas mal d’assistants, les contradicteurs sont restés silencieux et à leur place. Ils ont bien fait. C’est ainsi que, la séance levée à 11 heures 1/2, la sortie a pu s’effectuer avec calme et sans la moindre bousculade, comme on pouvait le craindre après les extravagances de langage du compagnon Fortuné.
Le Journal de Saint-Quentin 26 avril 1892
Lire le dossier : Les anarchistes de l’Aisne