Pol Martinet

Cours d’assises de l’Aisne

Audience du 1er février 1892

AFFAIRE MARTINET

Provocation au meurtre

Le nommé Martinet Paul-Pierre, né à Loudun, le 5 mai 1848, se disant publiciste et directeur des journaux L’Arme et le Moniteur des Arts et de l’Industrie, demeurant a Paris, rue Belhomme, 15, a été mis en accusation et renvoyé devant la Cour d’assises de l’Aisne, comme prévenu de provocation aux crimes de meurtre et d’incendie. Martinet répond à l’appel de son nom. C’est un homme jeune, de physionomie intelligente et vive. Son attitude est des plus correctes. Il prend place non pas au banc des prévenus, mais à une table spéciale qui est apportée au milieu du prétoire.

Il déclare décliner la compétence du Jury.

Son argumentation est la reproduction de celle qu’il a récemment produite à Paris :

1° Nul n’a le droit de juger son semblable ;

2° Les juges sent en désaccord avec les lois constitutionnelles, en portant des costumes surannés ;

3° La procédure doit être annulée, le prévenu n’ayant pas pu jouir en temps de son recours en Cassation.

On aura un échantillon de l’éloquence, très chaude et très vibrante de Martinet d’après l’aperçu suivant :

Si je suis coupable, le reste de l’humanité est coupable avec moi. Je suis un homme que ses parents n’aiment pas ; domestique du cheval de son frère. Sur 100 prisonniers, 80 n’ont pas fait ce pourquoi ils ont été condamnés, 10 ont bien fait de faire ce qu’ils ont fait et 10 n’ont pas pu faire autrement.

Qu’est-ce que je dis : l’homme est fait pour être heureux ; le mal est funeste à l’homme ; s’il le fait, c’est qu’il ignore ce qu’est le mal. Il faut donc que l’homme soit instruit — et pour cela il faut qu’il soit libre. Il faut détruire les gouvernements.

Vous-même, mes juges, vous êtes anarchistes.

M. le président.— Sans le savoir alors.

M. Martinet.— Vous êtes spitualistes. Vous croyez à Dieu au-dessous duquel vous rendez la Justice. Que ferait il ce Dieu ? Il refermerait ses bras dans une étreinte d’amour. Est-ce qu’au ciel on ne nous dit pas que l’égalité parfaite régnera avec l’absolue bonté ? — Donc, pour l’autre vie, vous êtes anarchistes.

La seule loi qui doive juger les hommes est la loi de solidarité.— Quand on n’y obéit pas, vous savez ce qui arrive : un gaillard bien musclé frappe son adversaire. Et a celui-là on n’applique pas la justice. M. Fouquier, procureur de la République, repousse les conclusions du prévenu, tendant à la déclaration d’incompétence. Il le fait en se bornant aux considérations juridiques. La Cour, après en avoir délibéré, conformément à la loi, rejette les conclusions de Martinet, se déclare compétente et dit qu’il sera passé outre aux débats. Martinet déclare que n’ayant pas cité ses témoins, il sera dans l’obligation de faire défaut si la cour ne veut pas renvoyer l’affaire à une autre session.

M. le président dit que ce n’est pas possible.

Martinet fait défaut et se retire.

La Cour jugeant alors sans l’assistance du jury, lecture est donnée de l’arrêt de renvoi et de l’acte d’accusation.

Acte d’accusation

Le 23 mai, vers 9 heures 1/4 du soir, eut lieu à Saint-Quentin, dans l’enceinte du Cirque, une réunion publique ; 1.200 personnes environ assistaient à cette réunion. Plusieurs discours furent prononcés ; ils renfermaient tous des attaques contre l’autorité et la société. Le nommé Martinet, se disant anarchiste et résidant à Paris, prit à son tour la parole et s’exprima en termes exceptionnellement violents, dont voici les principaux passages de son discours : « Et puisqu’il est vrai qu’un agent de police a gifflé, flagellé un jeune homme de 15 ans, qu’on l’attende au coin d’une rue, qu’on lui fasse son affaire et qu’il meure ; à celui qui l’aura tué je dirai : « Viens, je te salue.

Aujourd’hui, il faut tuer le sergent de ville qui a poursuivi un ouvrier, armé de son revolver, tordre le cou au sous-préfet et brûler l’Hôtel de-Ville ; nous ne pouvons le faire ce soir, car nous n’avons pas la force voulue.

En ce moment, dans le Midi, tous les députés, sénateurs, membres du clergé et d’autres vont s’agenouiller et s’aplatir devant Carnot, cette bêtes et devant Constans ; que quelqu’un pénètre au milieu de ces punaises et lance une matière explosible qui puisse donner la mort au plus grand nombre possible et plus on en fauchera plus on rira, et à celui qui l’aura fait, je dirai : « Viens, je te salue. »

Et mort en même temps aux capitalistes; plus on en tuera, mieux ça vaudra.

Vous, malheureux, vous ne serez jamais assez inexorables, et vous riches, vous ne serez jamais assez frappés. »

Les excitations de Martinet ne furent heureusement pas écoutées et la réunion se dispersa vers 11 heures, sans incidents.

Martinet a des antécédents judiciaires déplorables : il a couru de très nombreuses condamnations pour vol, abus de confiance, outrage aux bonnes mœurs, cris séditieux, coups volontaires et provocation à attroupement.

Depuis quelques années, il est mêlé activement au mouvement révolutionnaire ; il préconise les théories anarchistes les plus violentes, la révolution à main armée, l’emploi de la dynamite. Il publie des écrits ou des journaux excitant à la révolte, mais il est sans conviction, comme sans probité ni moralité.

M. le procureur requiert l’application de la loi (art. 23 et 24 de la loi le 1881). La Cour condamne Martinet à 15 mois d’emprisonnement, 500 francs d’amende et aux dépens. (Journal de l’Aisne).

Le Journal de Saint-Quentin 3 février 1892

Lire le dossier : Les anarchistes de l’Aisne