
La manifestation du 1er mai A SAINT QUENTIN
Une nouvelle réunion publique préparatoire de là journée du 1er mai a eu lieu hier au Cirque.
Pour être juste, il faut constater que, malgré la foule qui remplissait la vaste salle, cette réunion a été plus calme que celle dans laquelle les anarchistes ont interdit la parole au citoyen Langrand et que la police a dû lever au milieu du vacarme et des coups de poing. Il ne s’en suit pas qu’elle ait été meilleure au point de vue des résolutions prises et que le silence de l’assemblée ait dicté aux trois orateurs des conseils de sagesse et de modération. On va en juger par les quelques citations que nous allons faire de leurs discours.
Vers 9 heures, le citoyen Brunet — anarchiste ambulant — demande à la réunion si elle veut constituer un bureau. Sur réponses en majorité négatives, on se passe de bureau et le citoyen Langrand, gravissant allègre ment la tribune— il paraît aujourd’hui plus sûr de son auditoire — prend la parole. Le moment, dit-il, n’est plus aux discours mais aux actes. Il est cependant nécessaire de définir, avant le 1er mai, le caractère populaire, démocratique et énergiquement démonstratif de la manifestation. Et d’abord, la Fédération des chambres syndicales de Saint-Quentin a décidé de ne faire aucune démarche auprès des pouvoirs publics (Non ! non !) et d’appeler la population dans la rue à une date quelconque. Pour l’instant, nous laisserons de côté la Bourse du travail, car le 1er mai est au-dessus de tout.
Après avoir constaté, à propos de la dissolution de la dernière réunion par la police que la loi — loi mauvaise, bien entendu — était pour celle-ci, attendu qu’il y avait eu des voies de fait et que sans doute la police n’avait pas payé les compagnons qui échangeaient quelques arguments frappants — le citoyen Langrand, redoutant une réédition de la dernière séance du Cirque, recommande aux assistants le calme, qui écarte la police et les prie de diriger leurs propres débats (Applaudissements. — Vive la Commune !) La Fédération, répète l’orateur, a décidé de ne faire aucune démarche auprès des pouvoirs publics, bien qu’au Congrès il avait été question d’aller frapper à la porte du Palais-Bourbon.
Une voix : C’est inutile !
Le citoyen Langrand : J’ai voté cette ré solution parce quelle comportait autre chose de plus énergique. On nous a assez reproché la danse de l’an dernier (Rires). Mais rappelez-vous donc le 24 février 1889 ! Nous n’aurions pas reculé si les évènements nous avaient appelés ailleurs (Applaudissements). Ce que le bourgeois ou le gouvernement n’accordera pas, on le prendra !… (Applaudissements prolongés). Voyez ce qui s’est passé à l’usine Dambrun. Les ouvriers ont commencé par faire disparaître ce qui ne leur plaisait pas, des abus ont été supprimés. Il ne s’agit, dans la révolution telle qu’elle se prépare, ni de barricades, ni d’émeutes, mais de faire comme les ouvriers Dambrun qui sont plus pratiquement révolutionnaires que ceux qui se font tuer sans profit derrière une barricade.
Bref, la Fédération des chambres syndicales appelle, le 1er mai, dans la rue et sur les différentes places, la population ouvrière pour donner à cette manifestation un caractère vraiment démonstratif; elle recommande surtout le chômage à tous les travailleurs. (Applaudissements). A Saint-Quentin, on a toujours été de l’avant, si l’on n’y faisait rien le 1er mai, ça me peinerait beaucoup… (Rires – Applaudissements — Interruptions).
Un ouvrier escaladant la tribune et voulant engager un colloque avec le citoyen Langrand, est hué. «Assez ! » «Fou !» telles sont les aménités qui lui sont lancées de différentes parties de la salle et le tapage commence.
Le citoyen Langrand: il suffirait de deux ou trois individus comme celui-là pour que le commissaire de police lève la séance… — Le silence se rétablit.—Les Chambres syndicales ont décidé d’amener la foule dans la rue. La manifestation est donc deux fois grave! Cette foule ne doit suivre personne (??) aller où il lui plaira, se trouver face à face avec le pouvoir bourgeois, qui ne veut rien faire. Est-ce à dire que nous poussons aux excès, oh ! que non ! mais si on nous provoque, tant pis! — Le citoyen Langrand n’a pas expliqué en quoi pouvait consister la provocation : il y a donc de la marge !…
Au surplus, dit-il en terminant, la foule est grande et généreuse… (Applaudissements) — et, sans doute, toute ira aussi bien que possible.
Les habitants paisibles sont avertis !
La parole est à l’anarchiste Brunet — Nous ne perdrons pas notre temps à relever toutes les extravagances et les violences de langage de cet émissaire venu on ne sait d’où pour exciter les esprits — déjà suffisamment montés pourtant par les agitateurs locaux. Pourtant certains passages de sa diatribe méritent d’être cités. — Il est bien entendu, dit le citoyen Brunet, que le 1er mai doit appeler tout le monde dans la rue. Le suffrage universel tombera à cause de son inefficacité. Les pouvoirs publics ne sont capables de rien. On s’adresse tous les ans à eux sans résultat. C’est, d’ailleurs, une boîte à ordures où l’on se pourrit. (Bravo ! Applaudissements!) .
Ne suivez aucun individu qui deviendra un chef ; les chefs perdent les masses, il ne faut pas faire de dieux et se défier des individus — toujours la charmante devise révolutionnaire : Défions-nous des uns des autres ! — L’avenir social est à ce prix. Autrement il ne se fera jamais de révolution efficace. Le 1er mai, il est nécessaire que tous les individus (sic) soient dans la rue.
Une voix railleuse : Et toi a la tête !
Le citoyen Brunet — pénétré de son importance — Je ne répondrai pas à une réflexion stupide (Rires) je suis anarchiste et et n’apporte que mon opinion personnelle. Je me range à l’avis de la Fédération syndicale. Quand on s’habitue à descendre dans la rue, c’est une première prise de possession de ce qui a été volé, et, avec ces démonstrations, on s’habitue petit a petit a la lutte à main armée (Applaudissements)
Une voix : Eh ! fou ! tu tireras sur moi !
Abordant un autre sujet, le citoyen Brunet entretient son auditoire de la grève qui vient de se produire à ce ce que l’on appelle la mine d’or (Rires) – lisez : la fabrique Humies et Cie — On appelle cette maison la mine d’or (Une voix: Ah ch’maire ! – Une autre : Ech’panchu !) parce que, a ce qu il parait tous les ouvriers en sortent rentiers (Rires) avec 40 ou 50.000 fr. Or, tous les ouvriers qui ont le bonheur de travailler à la mine d’or ne gagnent pas plus de 30 à 40 sous par jour — nous voila loin des rentes.
Les camarades qui ont protesté et font grève ont raison et, pour eux, le 1er mai doit être l’occasion d’une démonstration devant le patron qui les exploite indignement et qui a mis à la porte les réclamants. (Marques d’approbation. — Applaudissements).
Si le peuple est souverain, c’est a lui d’imposer ses volontés aux exploiteurs et non d’aller mendier auprès d’eux. Que les ouvriers fassent grève jusqu à ce que les patrons de la mine d’or aient capitulé. (Applaudissements).
Il a été décidé de tenir, le 30 avril, la veille de la manifestation, un grand meeting. Si les ouvriers veulent que cette manifestation soit grandiose et profitable, il faut qu’ils soient tous là, de même que, le 1er mai au matin, soient dans la rue tous ceux qui souffrent. (Applaudissements.)
Le citoyen Renard succède à Brunet. Quoique ne partageant pas tous les sentiments de ce dernier, il dit que les ouvriers feront tous leur devoir le 1er mai. Puis il parle de la journée de 8 heures qui est le premier acheminement vers l’amélioration du sort des travailleurs et la révolution sociale ; puis de la grève internationale des mineurs qui paralysera — la belle œuvre ! — l’ordre social tout entier, et surtout empêchera de chauffer les locomotives qui apportent les dragons à Saint-Quentin. (Rires.) La grève des mineurs, c’est la nuit, dit gravement Renard, et sans se douter des effroyables conséquences pour l’humanité du manque du combustible, bon nombre d’auditeurs applaudissent !… Brunet redemande la parole. Selon lui, la journée de 8 heures n’est pas le vrai remède à la situation. Le mal n’est pas dans les individus au pouvoir (Tiens ! tiens ! — Exclamations), mais dans l’épargne et la concentration des capitaux. Il faut donc attaquer le capital et la propriété individuelle — nous y voilà donc — et c’est ce que font, le mieux qu’ils peuvent, les braves gens que les tribunaux sont dans la dure nécessité de condamner quelquefois pour vol. La Révolution, la vraie, consiste à changer l’ordre social, à détruire l’exploitation humaine et non à brûler quelques bicoques et à démolir quelques argousins. (Rires. — Applaudissements.) La journée de 8 heures n’est qu’un expédient, mais pas une réelle amélioration. Il faut carrément prêcher l’expropriation de tous les bandits qui exploitent le travail. (Applaudissements prolongés — et il y a de quoi !)
Le citoyen Langrand demande à compléter en deux mots ces excellents conseils. Il faut, dit-il. conquérir d’abord la journée de 8 heures. Après, on verra ce qu’il y aura à faire. Brunet a raison en ce qui concerne le capital — avis aux camarades que tente le comptoir des socialistes-cabaretiers! Là où est le capital, là est la mine. Si vous savez le 1er mai où est le capital, la Révolution est faite. (Applaudissements.)
Avant de lever la séance — il est 10 heures 1|2, le citoyen Renard résume les résolutions qui viennent d’être prises et dit qu’il est heureux d’annoncer que le citoyen Brunet sera à Saint-Quentin le 1er mai pour encourager les tièdes de sa présence, — la recette de la soirée : 2,500 personnes à 3 sous, soit environ 375 francs, est assez bonne pour que l’aimable et persuasif anarchiste reste encore trois jours ici pour faire tête au pouvoir bourgeois…
On nous assure que, pour éviter toute occasion de dissentiment et de trouble, certains fabricants saint-quentinois ont l’intention de fermer leurs établissements le 1er. 2 et 3 mai.
Journal de Saint-Quentin 30 avril 1891
Lire le dossier : Les anarchistes de l’Aisne