
Entre anarchistes et Socialistes
La réunion organisée au Cirque pour la préparation de la journée du 1er mai à Saint-Quentin par le Parti ouvrier socialiste, n’a fait que mettre en relief le désaccord de plus en plus accentué qui existe entre les différents groupes révolutionnaires de notre ville.
A en juger par la composition de l’assemblée, la séance sera drôle. Des ouvriers, en effet, sont venus pour organiser, d’autres pour désorganiser, les uns prennent les choses au sérieux et veulent « aboutir », beaucoup s’en f… et ne se gênent pas pour dire qu’ils sont venus pour rigoler. Dans ces conditions, on devine ce qui va se passer. Le potin commence à 9 heures l/2 à l’élection du bureau. Tour à tour, selon qu’ils sont socialistes ou anarchistes, quelques citoyens essaient de persuader à la réunion qu’il faut ou ne faut pas de président. Un brave serrurier en bourgeron, occupant pour deux minutes le fauteuil, conseille le calme. L’heure, dit-il n’est pas aux bêtises. — Tais-toi, savoyard ! lui crie-t-on. Le bonhomme, démonté, n’en demande pas davantage et s’esquive. Et le brouhaha augmente, agrémenté de sifflets, d’injures, de bruits de toute nature…! mais passons. — Il est regrettable, s’écrie le citoyen —Dupuis, croyons-nous, un jeune anarchiste venu au Cirque pour tomber les chefs socialistes Langrand et Renard — il est regrettable, que, depuis bientôt 2 heures que nous sommes là, on ne fasse que se chicaner et s’injurier. De cette réunion, il ne sortira que des ténèbres, de la boue. — On verra tout à l’heure ce qu’il voulait en faire sortir ! Tant bien que mal, sont élus : président, le citoyen Trably; assesseurs, les citoyens Gadroy et Hénin, qui prennent place au bureau.
Le citoyen-journaliste Renard prend — c’est la seule manière de l’obtenir — le premier la parole et explique le but des organisateurs de la réunion, après avoir rappelé le succès des conférences socialistes-révolutionnaires de Wignehies, Fresnoy-le-Grand, etc. Nous sommes ici, dit-il, avec vous pour la marche en avant et l’affirmation du droit au travail et à l’existence.
Un citoyen : Et nous, les maçons ! (Rires).
Renard : Je parle pour tout le monde.
Un citoyen : C’est pas vrai !
Le citoyen Renard : Vous vous souvenez que la manifestation du 1er mai a été décidée aussi bien par les socialistes saint-quentinois que par les délégués ouvriers de toutes les nations, se serrant la main au-dessus des frontières et foulant aux pieds l’aberration mentale des peuples s’entr’égorgeant parce qu’ils étaient les uns au-delà de la Manche, les autres au-delà du Rhin. (Applaudissements). Oui, nous avons vu les peuples la main dans la main et nous avons décidé que le 1er mai tous nous chômerions pour célébrer ce pacte de manifestation internationale. On sentait dans ces congrès ce mouvement qui emporte les nations vers un nouvel idéalisme. Apprêtons-nous donc à fêter le 1er mai mieux que l’an dernier, parce que, ce jour-là, 30 millions de prolétaires se tendront la main. Il faudra alors que la bourgeoisie tremble et recule devant la poussée du prolétariat et comprenne que celui-ci est décidé à faire rendre gorge à ceux qui ont tout, sans travailler ni jamais produire. (Applaudissements. —Interruptions diverses).
Le citoyen Renard: —J’espère. (Un citoyen: Pose ta chique!) que vous saurez fêter le 1er mai, que vous saurez montrer à M. Constans que les travailleurs ne craignent les charges de cavalerie, d’infanterie ou d’artillerie et sauront lui résister.
Un citoyen : Et à ces maçons ?
Un autre: Donnez-lui une brique ! (Rires).
Des interruptions plus ou moins polies se produisant, le citoyen Renard s’écrie, agacé: « Si vous êtes vraiment des hommes souverains, qui vouliez changer la situation, laissez au moins la parole à l’orateur; mettez-y de la condescendance. Il me semble que j’apporte de la modération On finit par se lasser. Si vous continuez, je m’en irai. » (Oui! oui! Non! non !)
Le citoyen Renard, continuant : « Le Congrès de Paris a fait frémir la bourgeoisie tout entière, il a jeté le trouble et l’effroi dans le sang glacé des classes dirigeantes. Les Anglais eux-mêmes consentent à la cessation du travail. Plus de charbon, plus moyen donc de rien faire mouvoir, plus moyen de mettre en branle le puissant organisme de la production industrielle — quelle jolie perspective ! — Le Congrès international des mineurs a été le signal d’émancipation des travailleurs du monde entier, car partout, la bourgeoisie a la main sur le prolétariat. La grève des mineurs, c’est le moyen d’affranchir l’humanité. (Applaudissements.)
L’orateur conseille la création de chambres syndicales ouvrières. C’est la seule force organisée qui puisse résister à la coalition capitaliste, aux affameurs. Quand la classe ouvrière saura s’organiser, elle pourra vraiment faire pièce aux revendications capitalistes. (Interruptions. — Cris divers.).
Tous ici, au lieu de crier, de siffler, d’empêcher les orateurs de bonne foi de parler, sachons comprendre que si la classe ouvrière veut arriver à quelque résultat, il faut d’abord s’entendre et non s’injurier et se menacer. Il est temps d’agir, car nous voici revenus à cette république où dominent les plus grands voleurs du siècle (Applaudissments. — Interruptions.) et, pour y arriver, il a fallu, en 1811, marcher sur 35,000 cadavres d’ouvriers. Soyez calmes et sérieux. Imitez les travailleurs des autres villes et des campagnes. (Bruit.) La révolution sociale ne tombera pas du ciel. Pour conquérir l’émancipation, il faut de la force, cette accoucheuse des sociétés nouvelles. Sachez organiser cette force, ou vous ne ferez rien. Imitez le socialisme allemand qui vient le battre Bismark, ce colosse ! Imitez-le pour marcher contre les Garcin. les Gallifet, etc., comme il marche contre les Moltke et les Bismark (Applaudissements.)
Le citoyen Langrand demande la parole et le président la lui accorde. Mais une vive opposition se manifeste. Non! non! crie-t-on de tous les points de la salle. Des querelles s’engagent entre anarchistes et socialistes, des gros mots sont échangés, en rendant les coups de poing. Bref, les anarchistes l’emportent et le président donne la parole à leur représentant, le citoyen Dupuis.
Le citoyen Dupuis, qui se pose nettement en contradicteur du citoyen Renard, annonce qu’il croit de son devoir de dire toute la vérité, celle-ci étant utile à entendre, sinon agréable pour tout le monde. On a expliqué le 1er mai avec des phrases ronflantes, cherchant à emballer la salle, mais rien n’a été précisé (Interruptions.) Le 1er mai a été lancé par une machine s’appelant Congrès révolutionnaire, sans que celui-ci en donne d’idée fixe, exacte. Eh bien! comment peut-on affirmer son droit et profiter du 1er mai? Ce n’est pas une fête, n’est-ce pas ?
Un citoyen : Tais-toi, gueulard!
Le citoyen Dupuis : On parle de démarches auprès des représentants du pouvoir. Mais puisque nous sommes ennemis de toute autorité, nous ne devons pas nous adresser à ceux que nous détestons. (Non ! non!) Et cependant nous sommes tous partisans d’une manifestation. Que sera-t-elle ? Il y a deux sortes de révolution : la révolution sociale et la révolution politique. Dans n mouvement comme celui qui se prépare, les organisateurs ne seront pas, soyez-en sûrs, les premiers dans la rue. (Rires.) Oh ! que non, ils resteront prudemment dans l’ombre. Nous savons à quoi nous en tenir à cet égard. (Nouveaux rires.) Nous con naissons la platitude de certains candidats au conseil municipal .. Quant aux chambres syndicales, ce sont des petites chapelles servant à élever des pontifes. (Applaudissements. — Rires.) Vous êtes des hommes libres. Faites-le voir. On a trop, jusqu’à présent, écouté les chefs. En 1871, les communards étaient des automates. (Protestations.) Le 1er mai, selon moi est une de ces occasions qui se présentent rarement et dont il faut savoir tirer parti. L’année dernière, c’était, ici, un 1er mai de comédie — il y a même eu bal à la fin du jour, — s’il y en a qui veulent recommencer ces singeries, ces boulettes, laissons-les faire. (Rires.)
Le citoyen Dupuis — de plus en plus en verve : Cette année, il ne faut pas écouter les fumistes, comme on parait disposé à le faire à Paris, ce pays des hautes intelligences et où, en réalité, on est plus bête qu’ailleurs. (Applaudissements). Vous savez comme ça se passe : Un bonhomme qui tient la place de maire reçoit un morceau de papier qui ne signifie pas grand’chose et n’en dit pas davantage (Rires). Là-dessus, les délégués qui ont remis le papier se retirent souriants, pénétrés de leur importance : Nous avons été bien reçus, disent-ils à ceux qui les attendent, vive la Révolution sociale ! Et tout est terminé. (Rires). Avec vos cotisations les organisations plus ou moins syndicales vivent, vous bernent. Envoyez promener ceux qui prétendent faire votre bonheur, ce sont des blagueurs. (Applaudissements — Interruptions).
Un citoyen : Tais-toi, fou !
D’autres : Assez ! à la porte.
Le citoyen Dupuis arrive enfin à son édifiante conclusion. Il y a, dit-il, quelque chose à faire de plus simple et de plus expéditif. Puisque nous sommes tous partisans du chômage, qu’est-ce qui nous empêche, le matin du 1er mai, d’aller à l’atelier comme d’habitude et là, entre deux yeux, de faire sentir aux patrons ce qu’on a à leur dire. Voilà d’abord ce qu’il faut faire. (Bruit. — Protestations). Que ceux qui ne sont pas partisans de la violence viennent s’expliquer.
Le citoyen Renard — émoustillé par les malignes allusions de Dupuis, réplique en réhabilitant la Commune, que ce dernier ne trouve pas suffisamment odieuse. Mais il ne peut en dire long. Le tapage reprend de plus belle. Le président menace de faire expulser un interrupteur — au début de la séance, Renard s’était empoigné avec un autre ! — Enfin le citoyen Renard demande à Dupuis d’expliquer comment il entend le 1er mai ?
Le citoyen Dupuis ne se fait nullement prier, Renard, dit il, croit m’embarrasser. Il se trompe. L’organisation des agitations populaires a toujours été néfaste à la classe ouvrière et n’a servi, sous différentes épithètes. que de piédestal à des hâbleurs et à des ambitieux. (Applaudissements. —Mur mures). Il faut distinguer entre les révolutionnaires sincères et les ambitieux. Les meilleurs — bien entendu ! — ce sont les anarchistes qui ne veulent pas de chefs, attendu qu’un homme n’en vaut pas deux. D’ailleurs, il y en a qui ne parlent de liberté que pour opprimer les autres. Nous voulons donc une organisation, mais pas de chefs. Que voulez-vous ?
Nous trouvons que de notre désordre, de notre chaos, sortira l’ordre et l’harmonie universels. Voilà pourquoi nous sommes anarchistes. (Interruptions violentes). En résumé, que, le 1er mai, chacun agisse à sa guise, prenne ce qui lui manque, ce qui lui appartient. (Cris : A la porte! Il est fou! Tais-toi imbécile !) Le 1er mai, faites ce que vous voulez, mais que la manifestation soit violente, chacun dans son atelier, dans son quartier, dans son coin. Les magasins sont pleins. Pourquoi se gêner? Cette abominable péroraison se termine dans un tapage indescriptible. Le citoyen Langrand veut parler. Impossible. Dans l’hémicycle et sur les gradins des altercations se produisent, on se gifle avec une ardeur toute démocratique. Ce que voyant et redoutant une mêlée générale. M. le commissaire Verbaere, du 2e arrondissement, juge qu’il est temps de mettre fin à cette écœurante soirée. Et ceignant son écharpe tricolore, il fait, avec quelques agents, évacuer la salle, opération qui s’effectue avec une étonnante facilité. En quelques minutes, des 2,000 personnes qui étaient là, il n’en reste aucune !
On dit que les anarchistes ont, à leur tour, l’intention d’organiser une réunion au Cirque. Nous avons de bonnes raisons de douter qu’elle soit plus calme que celle d’avant-hier. « Méfions-nous les uns des antres, » telle est toujours la devise des différents groupes révolutionnaires. Ce n’est pas les gens paisibles et les travailleurs qui travaillent qui s’en plaindront !
O. M.
Journal de Saint-Quentin 21 avril 1891
Lire le dossier : Les anarchistes de l’Aisne