LE FAMILISTÈRE ET L’ANARCHIE

Réponse au journal le Devoir

Le Devoir du 11 juillet 1886, affectant de confondre les royalistes et les anarchistes dans un même défi, les convie à publier leur programme en réponse à celui qu’il nous donne lui-même.

Publier notre programme, nous l’avons fait souvent, nous le faisons maintenant dans la série d’articles intitulés La Pratique de l’Expropriation et nous ne manquerons pas de le faire encore ! Nous n’oublions pas qu’il faut savoir se répéter sans cesse pour faire pénétrer ses idées dans les têtes dont la cervelle a été pétrie par la routine. Depuis huit ans que parait notre journal il répète notre programme et il le répétera sous mille formes de langage. A celui qui nous défie de lui présenter un programme nous pouvons montrer aussi la Déclaration des anarchistes au procès de Lyon, la Société au Lendemain de la Révolution et les Paroles d’un Révolté.

Tout d’abord, en lisant l’invitation que nous a faite le rédacteur du Devoir, nous eûmes l’idée de répondre article par article à son programme afin de bien préciser quelle est l’opposition dans nos manières de penser et dans notre volonté d’agir ; mais en parcourant ce programme, nous nous sommes aperçus que la plus grande partie des articles et presque tous ceux qui sont intitulés Réformes politiques ne nous offrent pas les éléments d’une discussion quelconque. Dans ce programme qu’on nous présente triomphalement comme l’idéal des revendications populaires, il ne s’agit guère que du mode de votation et des formalités de recensement pour une Chambre des Députés. Comment s’y prendra-t-on pour nommer des délégués, où dépouillera-t-on les votes, qui les comptera, où la liste sera-t elle affichée, voilà ce qu’on appelle un programme ! Pour notre part nous nous refusons à discuter ces balivernes enfantines. Que ces messieurs enterrent comme ils voudront leur cadavre parlementaire, mais qu’ils ne s’adressent pas à nous pour les aider dans cette besogne !

Pourtant sur trente et un paragraphes, le programme du Devoir contient deux articles intitulés : Réformes Sociales. Enfin ! Quelles sont les précieuses réformes qui constituent ce programme jeté en défi aux anarchistes ?

Hélas ! Le premier de ces deux articles ne dit absolument rien. Le voici : « Institution de garanties sociales en faveur des classes laborieuses et pauvres, par l’hérédité de l’État. » Mais quelle sera l’institution? Quelles seront les garanties? C’est ce qu’il serait urgent de nous révéler. Et notez bien que ces garanties seraient accordées aux «classes pauvres », destinées sans doute à le rester, car on ne nous dit pas qu’il faille les émanciper de la misère.

Quant au second article, ce n’est pas une simple phrase vide de sens comme le premier. Non, la signification en est fort claire. « Protection à l’association entre le capital et le travail ! » Telle est la parole finale du programme de Guise. Or, comme nous le dit un discours reproduit dans le même, journal, « il n’y a actuellement dans le monde qu’un seul fait pratique réunissant toutes les données socialistes», et ce fait, qui réalise « l’association du capital et du travail », c’est le Familistère de Guise. Le dernier mot du programme a donc pour sens précis : « Protégez, protégez mon usine !»

Notre programme est tout autre : il n’a ni les mêmes prémisses, ni les mêmes conclusions. Comme l’a prévu l’honorable conférencier de Guise, il découle en entier de ces deux mots: « Ni Dieu, ni Maître! » qui lui semblent si courts et si peu substantiels. Nous en tirerons pourtant des résultats assez considérables si notre propagande réussit à faire un nombre suffisant de révoltés. L’incendie du grand-livre, des titres de propriété, de toutes les paperasses légales, la démolition des prisons et des bagnes, la destruction de tous les quartiers infects où les prolétaires sont condamnés a la mort lente, la suppression de tous le corps officiels, clergé, magistrature, police, armée, seront-ils là des faits négligeables pour le rédacteur du Devoir? Et la prise de possession des palais, des mines, des grands domaines, celle des manufactures et des fabriques, la révolte définitive du travail contre le capitaliste, la mainmise sur les fortunes privées, seront-ce des avènements d’importance minime aux yeux de notre contradicteur ? C’est pourtant là notre programme. Nous vivons et nous luttons pour le réaliser. Ni Dieu, ni Maître ! Pas de religion pour asservir la pensée de l’homme ! Pas de lois pour sanctionner son esclavage! Pas de capitalistes pour l’exploiter ! Pas de «  tour d’ordre » du haut de laquelle on lui prêche qu’il faut être bien sage.

« L’ordre ! l’ordre ! » s’écrie le Devoir. Et nous aussi nous voulons l’ordre ; mais nous ne le cherchons pas dans la subordination du travailleur au capitaliste ; nous voulons l’obtenir par le libre jeu des volontés. Notre contradicteur ne croit à la possibilité de l’ordre que par la constitution d’un pouvoir fort. La seule idée d’une réunion qui n’a pas de président lui parait chimérique et il en prend occasion pour dire que « les anarchistes ne sont pas sincères, qu’ils sont des tyrans déguisés. »

Nous ne rendrons pas la pareille à notre adversaire. Nous voulons bien admettre qu’il est la sincérité même et que le Familistère est un jalon planté sur la route du progrès pour l’enseignement du genre humain. Toutefois nous lui dirons que depuis Tacite on a toujours reconnu deux espèces d’ordres : celui que fait la tyrannie, celui qui provient de la liberté. Nous connaissons l’ordre « qui règne à Varsovie » ou dans une usine bien réglée, et l’ordre qui provient de l’union des volontés libres pour l’accomplissement d’une œuvre. Oui, nous voulons l’ordre, mais dans la liberté absolue, sans gouvernement pour nous mesurer une part de servitude, une part d’initiative. L’ordre qu’il nous faut est celui qui provient de l’observation des lois naturelles, et non celui que crée l’obéissance aux lois imposées.

Le conférencier du Devoir nous fait un aveu qui, de sa part, nous semble bien grave. Son grand travail de propagande a toujours consisté à demander l’appui du gouvernement, — et l’on sait de quels gens propres cela se compose, depuis Badingue jusqu’à Ferry ; — toujours il s’est tourné vers ces personnages pour leur demander d’organiser l’association du capitaliste et de l’ouvrier. Mais il avoue que cet effort de toute sa vie échouera sans doute et que la révolution se fera quand même. Nous plaignons ce novateur qui voit l’inutilité de son entreprise ! Mais puisqu’il désespère du gouvernement, pourquoi nous blâme-t-il de ne pas frapper à cette porte, qui ne s’ouvrira pas? Nous savons comme lui que nous perdrions notre temps à cette œuvre trompeuse et nous agissons de notre chef sans tenter de capter la faveur de députés et de conseillers d’État. Nous laissons cette besogne à de moins fiers que nous !

En terminant, nous dirons à l’orateur de Guise, qu’il eût pu s’épargner le ridicule de proposer à ses auditeurs des conférences « contradictoires. » Ne sait-il pas lui même que des conférences faites dans conditions seraient une farce honteuse? Il n’y a de conférences contradictoires possibles qu’entre égaux. Un ouvrier ne contredit pas le patron duquel dépend son pain», ou s’il le fait il s’expose à s’en repentir. Si le rédacteur du Devoir tient à se faire interpeller par de véritables contradicteurs qu’il convoque les anarchistes. Encore faudrait-il que les auditeurs fussent masqués pour qu’on ne pût reconnaître ceux qui applaudissent et ceux qui désapprouvent.

Le Révolté 24 juillet 1886

Lire le dossier : Les anarchistes de l’Aisne