… Jusqu’ici nous n’avons vu incriminer d’affiliation à une association de malfaiteurs que des propagandistes, ou des gens tenus pour tels. Ce crime de désirer un avenir meilleur, ceux-là l’ont payé du bagne.
Mais que dire du verdict rendu par la cour d’assises de Laon, le 15 novembre 1894 ? Là, au milieu de militants, les victimes furent deux malheureux diables, pris dans l’engrenage de la misère et ballottés, dès leur jeune âge, de prison en asile de nuit.
Le 13 juillet 1894, à 7 heures du matin, le commissaire spécial de police remarquait à la gare de Laon un gueux « d’allures suspectes », nu-pieds, misérablement vêtu. Interpellé, il déclara se nommer Lardaux, vingt et un ans, sorti la veille de la prison de Laon. On l’arrêta et, en le fouillant, on découvrit ce qui lui donnait « l’allure suspecte ».
Il fut trouvé porteur, dit l’acte d’accusation, de différents papiers parmi lesquels on découvrit une sorte d’alphabet de convention, dit alphabet islandais, et une enveloppe de lettre sur laquelle étaient inscrites différentes indications paraissant se rapporter à des formules chimiques. Un premier examen de ces formules, opéré par le directeur de la Station agronomique de l’Aisne, ne laissa aucun doute sur leur nature, et on acquit la certitude qu’on avait entre les mains une formule d’explosifs.
Découverte précieuse! L’imagination des policiers chevaucha: évidemment, ils tenaient le fil d’un vaste complot. Sans tarder, les détenus de la prison de Laon furent fouillés et sur l’un, Vautier, on trouva les objets suivants :
Un carnet contenant des pièces de vers, des adresses, des chansons anarchistes. L’une des feuilles était couverte de chiffres paraissant à première vue être des calculs. Mais, en se reportant à la première page du carnet, on découvrit la clef d’un alphabet chiffré et il fut facile de se convaincre que ces prétendus calculs n’étaient autre chose que des formules chimiques analogues à celles que possédait Lardaux. Vautier était en outre détenteur de deux feuilles de papier; sur l’une était le croquis d’une bombe et en marge l’indication de la manière de la fabriquer et de la charger. L’autre feuille contenait quelques renseignements sur la composition et la nature de l’explosif destiné à charger une bombe. »
Convenablement cuisiné, le pauvre Lardaux avoua tout ce qu’on voulut. La terrifique formule d’explosif, il se l’était procurée pour se venger de son beau-père, qui, voulant se débarrasser de lui, affirmait-il, l’avait fait enfermer deux ans et demi dans une maison de correction. Depuis, il n’avait pu se remettre à flot et il restait submergé sous une demi douzaine de condamnations, toutes pour peccadilles de misère.
L’instruction se préoccupa d’abord de faire déterminer la valeur des formules chimiques trouvées sur Lardaux et Vautier. M. Girard, le chef du Laboratoire municipal de Paris, fut chargé de l’expertise. Il prit dans son tiroir son rapport coutumier et il le servit aux magistrats de Laon : « Les différentes formules permettent de préparer des engins explosifs d’une grande puissance. Il y a l’indication d’un engin dangereux, d’une force considérable, suffisante pour donner la mort à plusieurs personnes et causer de grands dégâts à l’immeuble où il serait placé. Les substances qui le composent et toutes les indications et les préparations qui figurent en marge du croquis constituent la panclastite de Turpin, substance douée d’une puissance considérable et donnant naissance à des gaz délétères et asphyxiants. Il y a l’énumération des produits employés comme amorces et détonateurs, et les corps indiqués comme produisant l’asphyxie sont tous des poisons extrêmement violents. »
A en croire M. Girard, Lardaux et Vautier seraient de petits Turpins. Or, l’acte d’accusation déclare Lardaux « d’une intelligence ordinaire, sans instruction et ne possédant aucune notion de chimie. » D’où, logiquement, impossibilité pour lui d’utiliser les formules dont il fut trouvé porteur. Le rapport de M. Girard se trouve ainsi remis au point par l’acte d’accusation même.
Et Lardaux est réellement un pauvre d’esprit.
L’acte d’accusation a encore exagéré son degré d’intelligence. Le médecin légiste, tout en concluant à sa responsabilité, le déclare « bizarre d’allures et de maintien ». Ses codétenus n’avaient pas meilleure opinion de sa cérébralité; le pauvre diable s’en confessait sottement en un interrogatoire : « On vous a dit que je n’ai pas tout mon bon sens. C’est-à-dire que j’ai eu la fièvre typhoïde et, à cause de cela, on m’a tourné en dérision, donné des sobriquets. Par exemple, ils étaient toujours à me dire : Qui a le marteau ? C’est Lardaux!. » Et chez le malheureux perçait la rancœur de ces familiarités irrévérencieuses : il ne concevait pas pourquoi on le supposait affligé du « coup de marteau », lui qui avait en haute estime sa valeur intellectuelle.
C’est pour ce nigaud, hanté par l’idée falote de se venger de son beau-père; que Vautier copia des « formules chimiques M. Quelles notions de chimie avait celui-ci? Du silence de l’accusation on peut conclure à zéro. D’ailleurs, Vautier n’attachait qu’une minime importance à ces a formules. A Un détenu qui assistait à ses papotages avec Lardaux, — car, ses « leçons de chimie », Vautier les donnait à son codétenu dans les préaux de la prison, — à ce tiers qui lui faisait observer combien ces gamineries étaient imprudentes, Vautier répondit : « C’est un imbécile ! II. m’ennuie pour que je lui copie ça ! »
Ces billevesées, les magistrats les prirent très au sérieux et y virent l’association de malfaiteurs.
Vautier fut condamné à huit ans de travaux forces, Lardaux à cinq mis de réclusion et tous deux, leur peine terminée, seront relégués…
Emile Pouget
Les Temps nouveaux. Supplément littéraire 1er janvier 1897
Les lois scélérates de 1893-1894 / par Francis de Pressensé,… et Émile Pouget 1899
Lire le dossier : Les anarchistes de l’Aisne