
COUR D’ASSISES DE L’AISNE
Présidence de M. le conseiller M. Warmez.
2e Affaire. — Affiliation à une association de malfaiteurs.
1° Lardaux Théodore, dit Georges, né à Fismes, le 21 octobre 1872, manouvrier, sans domicile fixe ;
2° Vautier Arthur, né à Arcis-le-Ponsart, le 18 janvier 1870, vigneron, demeurant en dernier lieu à Billy, ont été mis en accusation et renvoyés à la Cour d’assises de l’Aisne comme prévenus d’affiliation à une association de malfaiteurs.
Acte d’accusation
Le 13 juillet dernier, le commissaire spécial des chemins de fer arrêtait, à la gare de Laon, le nommé Lardaux dont les allures suspectes avaient éveillé son attention. Cet individu, sorti le matin même de la maison d’arrêt de Laon, où il avait subi une peine de 8 mois d’emprisonnement, fut trouvé porteur de différents papiers parmi lesquels on découvrit une sorte d’alphabet de convention, dit alphabet islandais et une enveloppe de lettre sur laquelle était inscrite différentes indications paraissant se rapporter a des formules chimique.
Un premier examen de ces formules opéré par le directeur de la station agronomique de l’Aisne ne laissa aucun doute sur leur nature et on acquit la certitude qu’on avait entre les mains une formule d’explosifs. Interrogé sur la provenance de ce papier, Lardaux prétendit tout d’abord que son carnet lui avait été soustrait quelques jours auparavant à la prison, puis restitué, que dans cet intervalle une main inconnue avait intercalé dans ce carnet l’enveloppe incriminée dont il avait jusqu’alors ignoré l’existence. Mais il reconnut qu’il avait copié lui-même l’alphabet dit islandais dans le but de correspondra secrètement avec ses détenus.
A la suite de l’arrestation de Lardaux, tous les prisonniers furent minutieusement fouillés. Un trouva sur le détenu Vautier les objets suivants : un carnet contenant des pièces de vers, des adresses, des chansons anarchistes. L’une des feuilles était couverte de chiffres paraissant à première vue être des calculs. Mais en se reportant à la première page du carnet, on découvrit la clé d’un alphabet chiffré et il fut facile de se convaincre que ces prétendus calculs n’étaient autre chose que des formules chimiques analogues à celle que possédait Lardaux. Vautier était en outre détenteur de deux feuilles de papier ; sur l’une était le croquis d’une bombe et en marge l’indication de la manière de la fabriquer et de la charger. L’autre feuille contenait quelques renseignements sur la composition et la nature de l’explosif destiné à charger une bombe.
Dès le lendemain de son arrestation, Lardaux commença a entrer dans la voie des aveux ; après bien des hésitations, il fut amené, à reconnaître que depuis longtemps déjà il s’entretenait avec Vautier d’explosifs, de leurs procédés de fabrication et de leur mode d’emploi il prétendit qu’à sa sortie de prison il était résolu à se venger de son beau-père qui avait été la cause de sa première condamnation, qu’il s’en était ouvert à Vautier et que celui-ci avait montré son carnet et son croquis en lui donnant 1’explication des formules dont il a été possesseur.
Il fit alors au magistrat instructeur un récit détaillé des instructions qui lui avaient été fournies sur le moyen de fabriquer une bombe avec une boite de conserves, sur le mélange et la proportion des substances qu’elle devait renfermer, sur le procédé à l’aide duquel elle devait être amorcée et enfin sur la manière de lu placer pour provoquer sûrement l’explosion. L’instruction se préoccupa tout d’abord de faire déterminer la valeur des différentes formules chimiques trouvées sur les accusés, ainsi que leur mode d’emploi. Confiée aux soins de M. Girard, chef du laboratoire municipal de Paris, l’expertise donne les résultats suivants :
L’expert déclare au début du son rapport que les différentes formules qui lui sont soumises permettent de préparer des engins explosifs d’une grande puissance ; l’enveloppe saisie sur Lardaux, contient l’indication et la composition d’un engin dangereux d’une force considérable, suffisante pour donner la mort à plusieurs personnes et causer de grands dégâts à l’immeuble ou il serait placé .
Quant à la construction de la bombe et à la manière de la placer pour la faire éclater, l’expert constate un singulier rapprochement entre le moyen indiqué par Lardaux et les procédés employés dans les récents attentats de Paris, rue Saint Jacques, rue Saint-Martin et a 1’église de la Madeleine. De plus, les substances qui la composent et toutes les indications et les préparations qui figurent en marge du croquis constituent la planclastite de Turpin, substance douée dune puissance considérable et donnant naissance à des gaz délétères et asphyxiants.
La traduction de la page chiffrée du carnet de Vautier est l’énumération des produits employés comme amorces et détonateurs et les corps indiqués comme produisant l’asphyxie, sont tous des poisons extrêmement violents. L’instruction s’attacha à rechercher depuis combien de temps et dans quelle mesure les accusés s’étaient concertés pour mettre à profit les procédés chimiques dont ils étaient munis.
Lardaux est d’une intelligence ordinaire, son instruction est nulle et il ne possède aucune notion de chimie. La formule saisie sur lui et qui d’après l’expert constitue un engin d une puissance considérable, ne pouvait être son œuvre. Il avait dû faire appel à d’autres connaissances que les siennes pour se les procurer.
D’autre part, Vautier reconnaît que les formules ou chiffres qui figurent sur son carnet ont été écrites par lui, il en est de même des annotations portées on marge du croquis, de la bombe et de la note sur l’emploi du peroxyde d’azote et du sulfure de carbone. Mais il nie toute participation aux projets de Lardaux, toute entente avec ce dernier, et proteste énergiquement contre les allégations de son co-accusé. L’information a établi par une constatation matérielle que ses dénégations n’étaient pas soutenables. On a confié à trois experts la mission de rechercher si les formules écrites sur l’enveloppe appartenant à Lardaux était l’œuvre de Lardaux lui-même, soit du détenu Mathieu, bien connu pour ses opinions anarchistes, soit enfin de Vautier. Les experts, après un examen minutieux, n’ont pas hésité à déclarer que la pièce incriminée était bien l’œuvre de Vautier.
D’ailleurs les allures, des deux accusés avaient depuis longtemps éveillé l’attention de leurs co-détenus, Vautier ne faisait pas mystère des occupations auxquelles il se livrait. C est ainsi que le détenu Metzier l’a vu, à 1’infirmerie faire à la plume le croquis de la bombe saisi sur lui, ses camarades remarquaient également qu’il couvrait de chiffres les pages de son carnet dont quatre avaient disparu au moment de la perquisition opérée sur tous les prisonniers.
Il est établi qu’à maintes reprises, soit à l’infirmerie où ils se sont rencontrés deux fois, soit dans les préaux, les deux accusés ont eu ensemble des conciliabules où Vautier expliquait à Lardaux les moyens d’utiliser ses procédés pour la fabrication ou l’emploi des bombes. La veille de son départ, notamment vers quatre heures du soir, Lardaux a entraîné Vautier vers un banc du préau en lui disant: « Veux-tu me copier ce que je t’ai demandé ? » Ils se sont assis un peu à l’écart de leurs camarades et Lardaux s’est mis à écrire ostensiblement sous la dictée de Vautier le refrain d’une chanson qu’il a montré ensuite à ses co-détenus, c est à partir de ce moment qu’on à vu en sa possession l’enveloppe saisie le lendemain par le commissaire de police. Lardaux persiste à soutenir qu’en demandant a Vautier de lui procurer les moyens de confectionner un engin explosif il n’avait en vue qu une vengeance de famille. Vautier refuse de fournir aucune explication sur l’emploi qu’il se proposait de faire des engins fabriqués à l’aide de ses formules, mais ses réponses ambiguës ses réticences même dissimulent à peine son arrière pensée de les faire servir à des attentats criminels.
Lardaux n’est âgé que de 27 ans, a déjà encouru six condamnations ; il ne se livre à aucun travail régulier. Vautier, qui est âgé de 25 ans, a été condamné dix fois ; il est signalé comme paresseux et débauché.
Ministère public : Me Caron, procureur de la République.
Défenseurs : Pour Vautier, Me Lapiot, et pour Lardaux, Me Garnier, du barreau de Laon.
Déclarés coupables : Vautier est condamné à 8 ans de travaux forcés.
Lardaux à 5 ans de la même peine.
Leur peine terminée, les deux accusés seront relégués.
Journal de Saint-Quentin 16 novembre 1894
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L’anarchiste Mathieu
On se rappelle la comparution devant la cour d’Amiens, en novembre 1893, de l’anarchiste Gustave Mathieu, de Guise, condamné à 4 mois de prison- par le tribunal de Vervins pour outrage envers les gendarmes de la brigade de Saint-Michel.
La cour a élevé la peine à 6 mois.
D’Amiens, l’anarchiste Mathieu a été re conduit parles gendarmes d’Amiens à Laon où il a purgé sa peine.
Il a failli comparaître dernièrement devant la cour d’assises de Laon en compagnie de deux anarchistes, détenus en même temps que lui à la prison. Ces deux anarchistes, du nom de Vautier et Lardaux, étaient munis d’un alphabet irlandais qui leur permettait de correspondre sans attirer l’attention des gardiens, de formules d’explosifs, et du croquis d’une bombe avec, en marge, l’indication de la manière de la fabriquer et de la charger.
Il n’a pu être établi que Mathieu fût de connivence avec Lardaux et Vautier qui ont été condamnés, Lardaux à 5 ans de travaux forcés et Vautier à 8 ans de la même peine.
Mathieu est sorti de prison il y a quelque temps. Il s’est dirigé sur Guise où demeurent ses parents et se promet de se rendre prochainement à Saint-Ouen et de là en Angleterre. La police exerce sur l’anarchiste une active surveillance. On a signalé il y a quelques jours sa présence à Saint-Quentin.
Journal de Saint-Quentin 24 novembre 1894
Lire le dossier : Les anarchistes de l’Aisne