Lardaux, Vautier et Mathieu étaient incarcérés dans la maison d’arrêt de Laon située dans l’ancien Couvent de la Congrégation de Notre-Dame.

Parquet de la cour d’appel d’Amiens

Direction des affaires criminelles et des grâces

1er bureau

Amiens le 28 septembre 1894

Monsieur le garde des sceaux,

J’ai l’honneur de porter à votre connaissance les faits suivants :

Le 13 juillet dernier, M. le commissaire spécial de Laon, interpellant à la gare sur son identité un individu misérablement vêtu, le trouva porteur d’une enveloppe sur laquelle étaient crayonnés quelques chiffres qui furent reconnus être une formule d’explosif. Cet individu nommé Lardaux fut mis en état d’arrestation. Il était sorti le matin même de la maison d’arrêt de Laon où il avait purgé une condamnation à 9 mois d’emprisonnement, pour coups et blessures. Une perquisition minutieuse fut aussitôt opérée à la maison d’arrêt dans les locaux occupés par les détenus. Cette perquisition amena la découverte d’un grand nombre de papiers pour la plupart sans intérêt. Néanmoins, on découvrit sur l’un des détenus, Vautier, un petit carnet dans l’intérieur duquel se trouvaient des chansons, des adresses et sur l’une des premières pages, une série de chiffres. La clef de ces chiffres fut découverte à la première page du carnet. Ils représentaient des formules d’explosifs et de substances vénéneuses. On saisit également sur la personne de Vautier un dessin de bombe au dessous duquel se trouvait une explication détaillée de sa composition.

Cet engin fut reconnu comme très dangereux.

A la même époque, un anarchiste militant, Mathieu, subissait à la maison d’arrêt, une peine de six mois d’emprisonnement pour rébellion. Mathieu exerçait à la prison les fonctions d’infirmier. Vautier à diverses reprises, s’était trouvé en rapport suivis à l’infirmerie avec Mathieu et une certaine intimité s’était même établie entre eux.

Lardaux également avait été plusieurs fois à l’infirmerie et s’était entretenu avec Mathieu et Vautier.

Dans ses premiers interrogatoires, Lardaux prétendit, après des explications contradictoires, que la formule trouvée sur lui, lui avait un jour été remise par Mathieu à l’infirmerie. Il ajouta qu’à diverses reprises il avait entendu Vautier et Mathieu s’entretenir de questions d’anarchie, parler entre eux de formules chimiques et notamment des propriétés de l’acide sulfurique et du charbon. Mis en présence de Mathieu, Lardaux maintint avec moins d’énergie ses premières déclarations, et plus tard, il prétendit et à toujours depuis persisté dans son affirmation que c’était non pas Mathieu, mais Vautier qui lui avait remis la formule, la veille de son départ de la prison, formule dont il devait se servir pour confectionner un engin dont la description exacte lui avait été fournie également par Vautier, et qui devait servir à attenter à la vie de son beau-père, avec lequel il entretenait de mauvaises relations et dont il voulait se venger.

Vautier a toujours opposé de formelles dénégations aux allégations de Lardaux. Il reconnut pourtant avoir écrit les chansons et les formules contenues dans son carnet.

Il n’avait, disait-il, aucune mauvaise intention et se livrait à des études de chimie pour arriver à des découvertes scientifiques « de la nature de celles de Turpin. » Quant au dessin de bombe, il n’a pas nié en être l’auteur mais a-t-il dit, cette bombe pouvait servir à tout autre chose qu’à détruire les personnes ou les propriétés.

La complicité de Mathieu n’a pu être démontrée d’une façon formelle. Il a eu avec Vautier, à l’infirmerie, des conversations subversives, les dépositions successives et contradictoires des divers témoins le font pressentir, elles ne le démontrent pas avec certitude. On sent que l’inspiration de Mathieu, anarchiste militant, en relation avec les anarchistes les plus notoires, notamment avec Ravachol et Pauwels, Simon et Schouppe a plané sur toute cette affaire, mais à mon avis la preuve matérielle de sa culpabilité n’est pas faite et il devra bénéficier d’une ordonnance de non lieu. Je dois ajouter que la peine que subit Mathieu a expiré à la date du 18 septembre et qu’il serait libérable immédiatement.

L’entente entre Vautier et Lardaux est au contraire, à mon sens, entièrement démontrée par l’information.

Vautier nie avoir remis à Lardaux la formule qui a été trouvée sur lui. Mais soumise à l’expertise, la formule a été formellement reconnue par les experts en écriture comme ayant été écrite de la main de Vautier. L’attitude arrogante de ce dernier à l’instruction, ses professions de foi violentes, ses accès de colère le montrent comme un homme dangereux à tous égards. D’une intelligence moyenne, il est doué des plus mauvais instincts.

Quant à Lardaux, sa culpabilité est démontrée par ses aveux d’abord, puis par la saisie sur lui de la formule d’explosif qu’il était incapable de composer lui-même étant donné son instruction presque nulle et la faiblesse de son esprit.

J’estime que l’entente établie entre Lardaux et Vautier, dans le but de préparer ou de commettre un crime contre les personnes ou les propriétés, constitue le crime d’association de malfaiteurs défini par la loi du 19 décembre 1893, qui a modifié l’article 265 du Code pénal.

Si vous partagez ma manière de voir, je me propose de donner des instructions à mon substitut de Laon, pour qu’il requière leur renvoi devant la chambre des mises en accusation.

La culpabilité du nommé Mathieu qui ne résulterait que des premières déclarations de Lardaux, depuis lors contredites ne me paraît pas, au contraire suffisamment établie et une ordonnance de non lieu devrait être requise en sa faveur. Il appartiendrait au service de la sûreté de surveiller étroitement cet individu.

Je vous communique d’ailleurs le dossier de la procédure dont vous pourrez prendre connaissance.

Le procureur général.

Source : Archives nationales BB18 6450

Lire le dossier : Les anarchistes de l’Aisne