Palais de justice de Laon.

Cour d’Assises de l’Aisne

Présidence de M. Durand, conseiller à la Cour d’appel d’Amiens. Audience du 20 août 1894

L’affaire Alavoine-Albaret, anarchistes faux-monnayeurs.

Acte d’accusation

Dans la soirée du 15 avril 1894, entre 8 h, 1/2 et 9 h. 1/2, les nommés Alavoine Alexandre-François Arthur, marchand de fromages à Guise, et Albaret Jean-Louis, mouleur au même lieu, se présentèrent successivement chez six débitants de la commune de Tupigny, les sieurs Loncle, Demarcin, la veuve Legrand, la femme Poulain, la femme Duchange et le sieur Leriche, et se firent servir dans chacun de ces établissements des consommations qu’ils réglèrent chaque fois avec des pièces de 1 franc à l’effigie de Victor-Emmanuel II, au millésime de 1863. Ces pièces ayant bientôt été reconnues fausses, le garde-champêtre fit garder à vue, chez le débitant Leriche, ces deux individus et s’empressa d’avertir les gendarmes de la brigade de Wassigny, qui se trouvaient précisément en patrouille dans la commune.

Fouillé au moment de son arrestation, Alavoine fut trouvé porteur d’un coup de poing américain, d’un couteau et d’une somme de 5fr.50 composés de 5 pièces de 0.50 et de 8 fr. en monnaie de billon.

Quant à Albaret, il n’avait sur lui que 0,25 et une lettre de l’anarchiste Gustave Mathieu. Aucune pièce fausse ne fut trouvée en la possession des accusés.

Au moment de l’arrestation de ceux-ci, le commissaire de police de Guise se livrait depuis quel que temps déjà à une enquête minutieuse et sur veillait étroitement Albaret et Alavoine qu’il soupçonnait, à raison de certains faits portés à sa connaissance, d’avoir émis de la fausse monnaie dans la ville de Guise, et notamment des pièces de 0,50 à l’effigie de la République française.

Une perquisition pratiquée le 16 avril au domicile d’Alavoine amena la découverte de tout un attirail do faux monnayeur et de débris de pièces fausses, semblables à celles qui avaient été mises en circulation la veille à Tupigny. L’instruction a révélé qu’outre les débitants sus-nommés, d’autres personnes non seulement de Tupigny, mais encore de diverses communes du canton de Wassigny et même des communes des cantons limitrophes ( Guise et Sains) avaient également reçu des pièces fausses à l’effigie Victor-Emmanuel II, millésime 1863…

Après avoir nié jusqu’au 19 avril, Alavoine est entré dans la voie des aveux. Il reconnut alors avoir fabriqué, à l’aide de l’outillage saisi chez lui, des pièces fausses à l’effigie de Victor Emmanuel II, millésime 1863, mais il soutient qu’il n’en a contrefait que vingt, ce qui n’est pas admissible puisque la composition des pièces écoulées dans les localités qui viennent d’être désignées, est la même (étain-antimoine et traces de plomb), preuve évidente qu’elles proviennent de la même fabrication. D’après l’expert, il est vrai, toutes les pièces n’ont pas été faites avec une empreinte unique. Il a constaté en effet, que les unes — et cette catégorie comprend, indépendamment des pièces émises à Tupigny, la pièce émise à Hannapes au sieur Lefèvre — présentaient sur la face une sorte de veine produite par un défaut dans la prise de l’empreinte, tandis que cette veine n’apparaissait pas sur les autres pièces, celles qui ont été remises par Cornet, Spiller, Voiseux, femme Berlemont, Roger, Carlier, Godion, Godet, la femme Froment, Lagasse Oscar, la femme Alliot, la veuve Lagasse et Julian. Mais, sauf cette différence, les pièces de chacune des deux catégories sont identiques entre elles et sortent de la même fabrication.

Alavoine ne dit donc pas la vérité lors qu’il prétend ne s’être servi que d’une empreinte unique pour contrefaire ces pièces. Reconnaissant avoir participé à l’émission non seulement pièces saisies à Tupigny et à Hannapes (1re catégorie), mais encore de celles qui ont été remises par Cornet, Spiller, la femme Berlemont, etc. (2e catégorie), il reconnaît nécessairement par là même qu’il a fait usage de deux empreintes différentes dans la contrefaçon des dites pièces.

Il est à remarquer que, parmi les objets saisis chez Alavoine, se trouvent deux chapeaux de voiture en cuivre qui ont servi de moule pour la fabrication de ces pièces dont ils ont exactement le diamètre.

Quant à Albaret, il nie énergiquement avoir participé à l’émission des pièces de 1 fr. contre faites par Alavoine, qui appuie d’ailleurs le système de défense de son co-accusé. La culpabilité d’Albaret ne parait cependant pas douteuse. Elle résulte notamment du voyage simultané des deux accusés à Tupigny le 15 avril, alors qu’ils donnent l’un et l’autre, sur les motifs et les circonstances de ce voyage, des explications invraisemblables et en tous cas absolument contradictoires. Il convient de noter que, dans les différentes auberges de Tupigny, où les accusés se sont arrêtés avant d’entrer chez Leriche, les consommations qui cependant ne s’élevaient qu’à quelques sous dans chacun de ces établissements, ont été systématiquement payées par Alavoine avec des pièces de 1 fr. Albaret, s’il eût été de bonne foi, n’eut pas manqué de lui en faire l’observation. D’ailleurs, chez le débitant Leriche, ce n’est pas Alavoine, mais Albaret lui même qui a payé. Alavoine a essayé de disculper son coaccusé, mois au cours de sa confrontation avec Leriche le 26 avril, il a découvert Albaret en déclarant au juge d’instruction que son co-accusé et lui avaient compris à l’attitude du débitant que celui ci avait sur eux des soupçons. Au surplus, les explications contradictoires d’Alavoine et d’Albaret à propos du voyage de Tupigny, tout en trahissant le soin apporté par Alavoine à ne pas compromettre Albaret, démontrent jusqu a, l’évidence l’existence d’un concert coupable outre eux.

A en croire Alavoine il avait rencontré fortuitement Albaret à la fête du Rond d’Arbres près de Guise, vers 4 heures du soir, et lui avait proposé de l’accompagner à Tupigny où, disait-il, il allait voir une de ses cousines malades. Il prétend qu’aucun rendez-vous n’avait été convenu entre eux, bien qu’Albaret fut venu chez lui vers cinq heures et demie lui emprunter 0 fr. 50 cent, avant de se rendre à la pêche, et qu’ils eussent bu une chope ensemble à l auberge Marteau à Guise, à deux heures de l’après-midi.

D’après Albaret, au contraire, après être allé le matin chez Alavoine, non pour lui emprunter de l’argent, mais pour lui demander de l’accompagner à la pêche, il était allé pêcher à la Bussière et était rentré à Guise à une heure. Vers 2 heures, Alavoine était venu le voir. Après le départ de ce dernier et comme il n’avait pas d’argent pour acheter du tabac, il s’était rendu chez son camarade et lui avait emprunté 0 fr. 50 c. C’est alors que celui-ci lui avait proposé de l’accompagner à la fête du Rond-d’Arbres; et il ajoute que rendez-vous fut pris pour 5 heures, chez; le débitant Marteau où à l’heure convenue, il trouva son co-accusé avec lequel il but du cidre et partit pour la fête une demi-heure après.

Tout d’abord, les accusés sont en désaccord sur l’heure de leur rencontre à l’auberge Marteau et sur les circonstances de cette rencontre. D’autre part, les époux Marteau affirment avec la dernière énergie que ni l’un ni l’autre ne sont entrés dans leur établissement dans la journée du 15 avril. Les accusés sont encore en désaccord sur un autre point : tandis qu’Alavoine prétend que c’est sans rendez-vous préalable et après avoir rencontré fortuitement Albaret à la fête du Rond-d’Arbre, qu’il est allé avec celui-ci à Tupigny, Albaret soutient de son côté que son co-accusé lui demanda, dons le courant de l’après-midi, de l’accompagner à cette fête et que rendez-vous fut pris eutre eux à cet effet, oubliant, lorsqu’il fait cette déclaration, qu’il avait refusé de rester à la Bussière pour déjeuner avec ses beaux-parents, parce que, leur avait-il dit, Alavoine l’attendait pour aller à la tète du Rond-d’Arbres. Si l’on s’en rapporte d’ailleurs à la déclaration de la femme Albaret, il est inexact qu’Alavoine soit venu çhez elle dans le couvant de l’après-midi comme le prétend son mari.

Il suffit donc de relever ces contradictions entre les explications des co-accusés qui ont toujours été séparés dès la début de l’information, et les dépositions dos témoins, pour être convaincu que, dès la matinée, Albaret et Alavoine avaient réglé l’emploi de leur temps pour l’après-midi, et qu’ils avaient décidé de se rendre ensemble à Tupigny, on passant par le Rond-d’Arbres de Guise. Le soin qu’ils ont mis à dissimuler, par leurs mensonges, leur projet, sur ce point établit manifestement le but criminel concerté d’avance entre eux, lors de leur voyage à Tupigny.

La complicité d’Albaret dans l’émission des pièces fausses est donc indiscutable, puisque dans différentes communes où les pièces ont été mises en circulation, par Alavoine, non seulement à Tupigny mais encore à Vadencourt chez la femme Baudoin, à Guise chez le sieur Longis, il était accompagné de son co-accusé qui, du reste, d’après le signalement précis donné par l’un des témoins, le sieur Lagasse, débitant à Villers-les-Guise, parait avoir donné lui-même une de ces pièces en paiement à ce dernier.

Quant aux pièces de 0 fr. 50 c. en argent, à l’effigie de la République française — et quelques unes aussi à l’effigie du roi des Belges — Alavoine se défend de toute participation à leur contrefaçon et même à leur émission. Cependant, bien que dans l’outillage de faux-monnayeur saisi à son domicile on n’ait pas trouvé d’autres moules que ceux qui ont servi à la fabrication des pièces de 1 fr. à l’effigie de Victor-Emmanuel II, il parait hors de doute, si l’on s’en rapporte aux résultats de l’expertise, qu’il soit également l’auteur de la contre-façon et de l’émission des pièces de 50 centimes.

En effet, l’expert affirme d’après la composition de l’alliage de de ces pièces (antimoine, étain et traces de plomb) qu’elles sont absolument identiques et de même composition que les pièces de 1 fr. émises à Tupigny et à Hannapes. Or, il a été établi que douze personnes de Guise ont été victimes de l’émission de ces fausses pièces de 50 centimes… Parmi ces personnes, le sieur Dée et la femme Thévenin déclarent qu’Alavoine s’est présenté dans leur établissement accompagné d’un autre individu. Le témoin Dée affirme même que c’est Alavoine qui a réglé la dépense. D’autres, les femmes Rossy et Claire, sans reconnaître positivement les accusés, donnent des consommateurs un signalement qui correspond à celui d’Alavoine et d’Albaret, la femme Le maire affirme que le jour où elle a reçu la nièce fausse, Alavoine était venu boire chez elle. Il en est de même du sieur Longis qui déclara que le jour de la réception de la pièce, il avait eu au nombre de ses clients Alavoine et Albaret. Enfin, la femme Ginter soutient qu’Albaret s’est présenté chez elle accompagné d’un individu qu’elle ne connaît pas ; mais elle ne peut pas dire qui a réglé les consommations.

À ces dépositions qui établissent nettement, en ce qui concerne Albaret, qu’il a été mêlé à cette émission comme à celle des pièces de 1 fr. les accusés se bornent à opposer des dénégations. Albaret parait avoir eu sur Alavoine une grande influence. Le 16 avril 1894, jour même de son arrestation sur la voie publique dans la commune du Nouvion, et pendant que les gendarmes le conduisaient à la maison d’arrêt, Albaret a fait l’apologie du crime de Vaillant dans les termes suivants : « J’admire l’audace de Vaillant qui a lancé une bombe dans la Chambre des députés. C’est là qu’il faut frapper du reste. Si j’avais de l’audace et de la méchanceté, c’est au Sénat que je voudrais faire un pareil coup. »

Un coup de poing américain a été trouvé en la possession d’Alavoine au moment de son arrestation.

Les accusés n’ont pas d’antécédents judiciaires. Alavoine est paresseux; il a été renvoyé du familistère de Guise il y a quelques mois pour refus d’obéissance dans un service commandé. Quant à Albaret, il n’est pas mauvais ouvrier, toutefois il fréquente les cabarets et il est noté comme anarchiste, bien que son attitude n’ait pas été militante jusqu’ici. Il est l’ami de Gustave Mathieu et lorsque celui-ci rentra de Belgique en mars 1892, il fut recueilli par l’accusé qui habitait alors Saint-Michel. C’est même chez lui que Mathieu a été arrêté le jour de son arrivée. Impliqué dans les poursuites dirigées à cette époque contre ce dernier du chef de plusieurs vols qualifiés commis dans l’arrondissement de Vervins, Albaret a bénéficié d’une ordonnance de non lieu faute de charges suffisantes.

Ministère public : M. Caron, procureur de la République.

Défenseurs : Me Japiot pour Alavoine et Me Planke pour Albaret.

Cette affaire a nécessité l’appel de 49 témoins et l’adjonction au jury d’un juré supplémentaire. Après l’interminable défilé des témoins commence l’interrogatoire.

Interrogatoire d’Alavoine

M. le président interroge d’abord Alavoine. Il rappelle son passé assez bon, mais constate que depuis quelque temps il s’adonne à la boisson. Le prévenu avoue presque tous les griefs relevés par l’accusation, cependant il déclare avec énergie n’avoir fabriqué que 20 pièces de 1 fr. à l’effigie de Victor-Emmanuel, dont dix-sept ont été écoulées; les avoir fabriquées le jour, seul et à l’insu d’Albaret qu’il décharge, du reste, le plus possible, Alavoine nie aussi avoir fabriqué et mis en circulation de fausses pièces de 60 centimes.

Interrogatoire d’Albaret

L’interrogatoire d’Albaret commence. M. le président constate qu’il n’a pas de casier judiciaire, mais sa réputation est mauvaise ; il est sournois, ivrogne et anarchiste militant. Le prévenu se défend d’être anarchiste militant, il affirme ne connaître Mathieu que comme ami d’enfance.

Le président relève le propos incriminé comme apologie du crime de Vaillant. Le prévenu prétend que ses paroles ont été dénaturées. II nie avec énergie avoir su qu’Alavoine fabriquait de la fausse monnaie. Il se défend avec beaucoup d’habileté. Le président constate que le prévenu a toujours mis Alavoine en avant et lui a fait tirer les marrons du feu. Albaret dit n’être allé à Tupigny avec Alavoine que pour boire un coup et voir la cousine de celui-ci. Il n’a pu être étonné de voir Alavoine en possession d’argent ; il devait avoir touché 300 ou 400 fr. de la vente d’un titre de rente. Il n’a pas été frappé non plus de voir son compagnon payer toujours avec des pièces d’argent ; il n’a assisté qu’à deux paiements, Alavoine ayant été faire les autres au comptoir même du débitant. Il n’allait aussi que rarement chez Alavoine : il a voulu, il est vrai, aller loger dans sa maison, mais c’est parce que sa femme le lui conseillait à cause de la jouissance de quelques verges de terre qu’ils auraient eues là sans augmentation de loyer.

Audition des témoins

Des dépositions des témoins, nous ne relèverons que celles présentant quelque intérêt, Le brigadier de gendarmerie Gauchet ra conte l’arrestation des deux prévenus ainsi que les enquêtes auxquelles il a procédé. Il relate les propos que lui a tenus Albaret pendant le trajet de Tupigny à Vervins, les quels sont relevés par l’acte d’accusation. Le maréchal-des-logis Beluche vient en suite rendre compte de l’enquête faite à Guise et dans les environs. Il donne sur Albaret de mauvais renseignements, et ajoute que les parents d’Albaret ont une mauvaise réputation, mais la défense fait remarquer qu’Albaret est orphelin depuis l’âge de 18 mois.

Le commissaire de police de Guise raconte les perquisitions faites aux domiciles d’Albaret et d’Alavoine, le lendemain de leur arrestation. Chez ce dernier il a trouvé et saisi un matériel de faux-monnayeur et des fragments de pièces de 50 centimes. Sur la demande de la défense on cherche , ces fragments dans les pièces à conviction, ils portent l’effigie belge.

Puis défilent à la barre un gendarme de Paris, un pharmacien de Vervins qui a fait l’expertise des fausses monnaies, des débitants, une épicière, un charcutier, etc., etc. Il serait oiseux de parler de toutes ces dépositions qui cadrent avec l’accusation et qui sont reconnues vraies par Alavoine. Les accusés, reconnus coupables d’émission de fausse monnaie à effigie étrangère, sont condamnés chacun à 5 ans de travaux forcés. La session est close.

Journal de Saint-Quentin 24 août 1894

GUISE. — notre correspondant : L’anarchiste faux-monnayeur Albaret est condamné a manger le pain sec du gouvernement pendant cinq ans. C’est bien, mais il laisse une femme de 25 ans avec quatre enfants ! La loi, basée sur la justice pour la protection des faibles, aurait-elle condamné mentalement cette famille à mourir de faim ou à devenir, par nécessité, du gibier de prison ? Voilà des victimes. Quel mal ont-elles fait?

Journal de Saint-Quentin 30 août 1894

Lire le dossier : Les anarchistes de l’Aisne