Gustave Mathieu. Document Éphéméride anarchiste.

Audience du 9 août 1893.

Vol qualifié

Le nommé Mathieu Gustave-Louis, né le 27 février 1866 à Guise (Aisne), ouvrier peintre, sans domicile, détenu, a été mis en accusation et renvoyé devant la Cour d’assises du département de l’Aisne, séant à Laon, comme prévenu de vol qualifié.

Acte d’accusation.

Dans la nuit du 30 novembre au 1er décembre 1892, un vol d’une somme de 6,428 fr. était commis dans les bureaux de l’Economat du Familistère de Guise : le coffre-fort avait été fracturé après qu’on eût tenté de le scier, et le vol avait dû être commis par deux individus dont le veilleur de nuit avait constaté la présence dans le voisinage de ces bureaux quelques instants avant qu’il ne s’aperçut du vol.

Le 14 février 1893, en arrivant à son travail à 6 heures 1/2 du matin, le comptable de la fonderie Nanquette, à Saint-Michel, s’aperçut que la porte du bureau était entr’ouverte. Le coffre-fort, pesant environ 400 kilog. et placé dans un coin près de la porte d’entrée, avait été transporté au milieu de la pièce et scié à la hauteur des serrures. Tous les tiroirs avaient été ouverts et des papiers épars jonchaient le sol. Ce coffre-fort contenait 2,465 fr. en or et en billets : un pistolet chargé à deux coups, du système dit Lefaucheux, qui se trouvait dans un tiroir situé à la partie inférieure du coffre, avait été également soustrait ainsi que des timbres et divers objets de bureau. Enfin, dans la nuit du 24 au 25 février 1893, un nouveau vol avait été commis à Saint-Michel, à l’orphelinat Savart : après avoir, à l’aide d’une sorte de levier, descellé trois barreaux et fracturé les fenêtres et les contre-vents, des malfaiteurs s’étaient introduits dans le bureau et avaient dérobé une somme d’environ 1600 fr. Ces trois vols, qui dénotent chez leurs auteurs une connaissance approfondie du maniement des métaux, présentent dans leurs procédés d’exécution de grandes analogies et paraissent avoir nécessité la collaboration de deux ou trois personnes. L’on désespérait de découvrir jamais les coupables, lorsqu’un heureux hasard livra à la justice l’auteur ou le co-auteur de l’un au moins de ces vols.

La rumeur publique à Saint-Michel accusait un ouvrier de Sougland, le nommé Albaret, de n’être pas étranger à ces méfaits. Depuis quelque temps, il faisait au comptant des achats de denrées que sa situation pécuniaire lui interdisait auparavant. Ces soupçons furent corroborés par l’enquête à laquelle il fut procédé. Albaret avait reçu du 4 au 6 février 1893, c’est-à-dire quelques jours avant le vol Nanquette, la visite de deux individus se faisant appeler Jason et Joseph Dumont. Ce dernier avait couché deux nuits chez une débitante voisine, la dame Jupin. En outre, la veille du vol commis à l’orphelinat Savart, il lui avait été adressé de Couvin (Belgique), une dépêche signée : « Joseph. »

On n’avait là que de bien vagues indices, lorsque le 25 mars, Albaret reçut de Marienbourg (Belgique), une dépêche signée aussi « Joseph » et ainsi libellée : «Excusez si manqué hier, comptez sur moi ce soir. »

Le même jour, on constatait l’arrivée à Saint-Michel d’un individu porteur d’un sac de voyage en cuir noir et vêtu d une pèlerine. Cet étranger après avoir été rejoint dans la ville par Albaret et un ouvrier mouleur nommé Hennequin, se dirigea avec eux vers la maison d’Albaret, où ils furent bientôt arrêtés par la gendarmerie.

L’étranger déclara se nommer Joseph Dumont et fut confié à la garde du gendarme Révolte qui sortit avec lui pour le séparer de ses compagnons et lui mit une chaîne à l’un des poignets. Tout à coup il le vit fouiller de sa main restée libre dans la poche de son paletot, il le prévint et saisit un pistolet Lefaucheux chargé à deux coups, dont Joseph Dumont tenait déjà la crosse, ce dernier saisit alors le gendarme et le fit rouler à terre. L’arrivée du maréchal dès logis le mit dans l’impossibilité de résister plus longtemps ; se voyant maîtrisé, il adressa aux gendarmes diverses injures, telles que : « Canailles, crapules, brigands. »

Joseph Dumont n’était autre que l’anarchiste Gustave Mathieu, qui s’était enfui de Bruxelles, après l’arrestation de Remy Schouppe. Il est né le 27 février 1866 à Guise, où il a travaillé en qualité d’ouvrier mouleur. Le sac de voyage dont il était porteur, contenait entre autres objets, une fausse barbe et des montres dont il n’a pas voulu indiquer la provenance ; il avait en outre, sur lui, dix cartouches de calibre du pistolet dont il avait voulu faire usage contre le gendarme, et un billet de banque de 100 fr. ; il a reconnu que cette somme ne provenait pas de son travail.

Mathieu prétend que ses voyages à Saint-Michel n’avaient d’autre but que de rendre visite à Albaret et que, s’il est venu chez lui le 25 mars, c’était uniquement pour lui faire ses adieux avant d’aller à Paris où il comptait être plus en sûreté qu’en Belgique. Il est inadmissible qu’un individu comme Mathieu eut été assez imprudent pour venir dans son pays où il se savait surveillé et où il courait bien le risque d’être reconnu par un compatriote, si son voyage n’eut pas eu un but plus important et plus intéressé qu’une visite à un ami. L’emploi du télégraphe prouve combien il tenait à prévenir de son arrivée.

La lettre adressée à Albaret par Mathieu sous la signature « Henri Sason », et dans laquelle il désigne Hennequin par son sobriquet de « Porte-plume », ne laisse aucun doute sur l’intimité des relations existant entre ces trois individus. Toute fois, on n’a pu relever aucune charge contre Albaret et Hennequin. De même, il n’y a pas de traces de la culpabilité de Mathieu en ce qui con cerne le vol Savart et celui du Familistère de Guise.

En ce qui concerne le vol Nanquette, sa culpabilité ne parait pas faire aucun doute ; il est établi, en effet, par les déclarations des divers témoins entendus à Bruxelles, que Mathieu était en relations suivies avec les frères Schouppe, qui sont des mécaniciens consommés, et comme on l’a vu, l’effraction du coffre-fort de l’usine Nanquette témoigne de l’intervention d’une main habile à travailler les métaux. Placide Schouppe habitait Bruxelles sous le nom de « Charles » et y fréquentait Mathieu qui se faisait appeler « Jules ».

La faible distance qui sépare celte ville de Saint-Michel, la connaissance que Mathieu avait du pays, tout permet de conclure qu’ils n’ont pas été étrangers aux trois vols en question. Il résulte de l’enquête à laquelle il a été procédé à Bruxelles que Placide Schouppe a quitté cette ville, le lundi 3 février, pour ne rentrer que le mardi 14, dans la soirée ; à son retour, il était en possession d’une somme importante et a laissé voir de nombreux louis d’or aux personnes avec lesquelles il s’est trouvé après son absence. Il aurait dit à sa logeuse qu’il allait à Saint-Quentin. Mathieu n’a pas été vu davantage à cette date dans le cabaret qu’il fréquentait habituellement, et cette date est précisément celle du vol Nanquette.

Mais il pèse sur Mathieu une charge beaucoup plus grave : le pistolet système Lefaucheux trouvé sur lui lors de son arrestation, a été, à deux reprises différentes, formellement reconnu par M. Heyer, gérant de l’usine, comme étant le pistolet soustrait la nuit du vol dans la partie inférieur du coffre-fort. La présence de taches de rouille sur certaines parties du canon, l’essence et la couleur du bois de la crosse, et enfin les détériorations subies par des vis de l’arme qui avaient été tournées avec un tourne-vis trop grand pour l’encoche, ne laissent, a-t-il affirmé, aucun doute dans son esprit sur l’identité du pistolet. Il lui avait été donné par son beau-frère en 1866 et ce dernier, dans une lettre qui se trouve au dossier, spécifie que la crosse est en noyer. L’accusé prétend avoir acheté ce pistolet à Bruxelles pour la somme de 3 fr. à un marchand de ferrailles qui se tenait disait-il, sur le Vieux-Marché, à un endroit qu’il a précisé, il a en outre donné le signalement de ce marchand.

On a représenté à Bruxelles la photographie de Mathieu et le pistolet à un brocanteur dont le signalement correspond à celui indiqué par lui : cet individu a affirmé n’avoir pas eu de pistolet depuis deux ans, ajoutant qu’en tout cas, il n’en aurait pas vendu un semblable moins de 6 francs. D’autres marchands à qui l’arme et la photographie ont été représentées ne les ont pas davantage reconnus.

Dans ces conditions étant donné qu’un des objets volés a été trouvé en possession de Mathieu, sa culpabilité dans le vol Nanquette parait parfaitement établie.

Il résulte des indications recueillies par la sûreté que Mathieu formait avec les Schouppe et d’autres individus une association de malfaiteurs qui opérait en France et à l’étranger.

Gustave Mathieu qui a travaillé autrefois à Guise, à l’usine Godin, comme ouvrier mouleur, s’est toujours fait remarquer par des idées anarchistes et révolutionnaires ; il a été en 1887, inculpé d’excitation au meurtre et à l’incendie, mais à bénéficié d’une ordonnance de non-lieu.

En 1890, il a été condamné à un mois de prison, pour outrages et rébellion aux agents; enfin le 5 mai 1892, il a été condamné par défaut par le Tribunal de la Seine, à 5 ans d’emprisonnement et à 5 ans d’interdiction de séjour, pour complicité de vol. En conséquence le nommé Mathieu est accusé :

D’avoir à Saint-Michel en février 1893, à l’aide d’escalade et d’effraction dans un édifice, la nuit, de concert avec une ou plusieurs personnes demeurées inconnues, dans une dépendance de maison habitée, soustrait frauduleusement des objets mobiliers, au préjudice d’autrui Crime prévu et puni par les art. 381 § 4, 384, 386 du code pénal.

Journal de Saint-Quentin 10 août 1894

COUR D’ASSISES DE L’AISNE

Présidence de M. Durand, conseiller à la Cour d’appel d’Amiens.

Audience du 9 Août 1893

Affaire Mathieu

L’accusé a une contenance fort aisée, il répond avec une certaine assurance.

Le président retrace rapidement sa vie passée : excellent ouvrier aux fonderies de Guise, Mathieu s’est laissé aller à écouter les doctrines anarchistes, il a quitté Guise pour aller à Paris et devenir un anarchiste militant.

— Ne causons pas de cela, interrompt l’accusé, je ne suis ici que pour répondre à une accusation de vol.

Mathieu a eu des relations avec Ravachol, il a quitté Paris à l’époque de l’explosion du restaurant Véry, il craignait d’être inquiété.

— Non pas, M. le président, réplique Mathieu, j’ai connu, en effet, Ravachol, mais je n’ai pris aucune part aux explosions, une ordonnance de non-lieu de M. Atlhalin, à mon égard, en fait foi.

D. L’accusation relève contre vous une charge bien grave, bien accablante, on a trouvé sur vous le pistolet dérobé à l’usine Nanquette, et reconnu par son propriétaire. R. C’est un pistolet que j’avais acheté à Bruxelles.

D. Si vous êtes le voleur, vous êtes très adroit, vous désignez un marchand qui vous aurait vendu ce pistolet, mais malheureusement aucun des marchands du marché de Bruxelles, et notamment celui qui se rapportait au signalement indiqué par vous, ne vous ont reconnu sur votre photographie, mieux que cela, aucun n’a vendu de pistolet. R. J’ai demandé à être conduit à Bruxelles, pour trouver ce marchand, mais on m’a refusé ce moyen de justification.

Me Desplas, défenseur de l’accusé, dépose des conclusions tendant à remettre l’affaire à une autre session. Il n’est jamais trop tard, dit-il, de faire la lumière, Mathieu retrouverait certainement le vendeur du pistolet, à Bruxelles, et de ce voyage sortira, d’une façon éclatante, la preuve de l’innocence de son client.

M. le procureur de la République demande à la Cour de rejeter les conclusions de la défense.

Après une longue délibération, la Cour se range à l’avis de M. le procureur de la République, et l’audience est reprise.

Après une habile plaidoirie de Me Desplas, du barreau de Paris, le jury rapporte un verdict négatif. En conséquence, l’accusé Mathieu est acquitté.

Journal de Saint-Quentin 11 août 1893

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