Huit anarchistes de Saint-Quentin sous mandat de dépôt du juge d’instruction.

Parquet d’appel d’Amiens

Direction des affaires criminelles et des grâces

1er bureau

Amiens, le 28 février 1894

Monsieur le garde des sceaux,

J’ai l’honneur de vous faire connaître que je me suis transporté à Saint-Quentin pour me rendre compte sur place de la situation du parti anarchiste et du résultat d’une instruction ouverte le 19 février dernier.

Il est incontestable que Saint-Quentin est un foyer anarchiste dangereux. La police locale compte 44 anarchistes, mais ce dénombrement est loin d’être complet, car il est difficile de séparer les anarchistes des socialistes révolutionnaires qui sont nombreux. En outre, il y a à Saint-Quentin une tourbe de mille à deux mille individus composée de souteneurs, de fraudeurs, de braconniers, de vagabonds et d’ouvriers repoussés de toutes les usines qui, sans souci de l’anarchisme ou du socialisme, est animée de haines implacables, de convictions ardentes et capable de tous les crimes dans une période troublée. La population ouvrière elle-même serait aigrie, mécontente et sans approuver expressément les crimes récents, elle se réjouit du trouble qu’ils entraînent : « Les neuf dixièmes des ouvriers, dit un rapport de police que j’ai sous les yeux, applaudissent et se réjouissent des actes de sauvagerie commis par Ravachol, Vaillant et autres. »

Saint-Quentin est donc un milieu propice pour le développement des idées anarchistes, malheureusement les résultats obtenus par l’instruction jusqu’à ce jour sont loin d’être satisfaisants.

Le 19 février, 14 individus notoirement connus pour leurs idées anarchistes ont été arrêtés. Chez aucun d’eux, les perquisitions faites à la requête de l’autorité administrative n’ont fait découvrir une correspondance ou des pièces quelconques d’une nature compromettante.

Six ont été mis en liberté provisoire le 22 février.

Huit sont actuellement sous mandat de dépôt de M. le juge d’instruction. Ce sont les nommés Robinet, Gonnier, Massey, Boulanger, Tanton, Laveille, Duprez et Closse.

Robinet est coiffeur, sa boutique est le lieu de rendez-vous des anarchistes de Saint-Quentin. Massey, Boulanger, Tanton et Laveille s’y rendent habituellement. Cependant il n’a pas été possible jusqu’à aujourd’hui de fixer l’objet de ces réunions.

Robinet vient de Paris, il s’est fixé il y a un an à Saint-Quentin, c’est lui qui pousse pour l’organisation du parti anarchiste dans cette ville. Il n’a pas d’antécédents judiciaires.

Gonnier, six fois condamné pour vol et outrages à magistrats, aura à répondre du délit de rébellion et d’outrages envers les agents chargés de son arrestation. Dans la voiture cellulaire pendant son transfèrement, il a proféré les cris séditieux : « Vive l’anarchie, vive Vaillant »

Massey plusieurs fois condamné pour vol, outrage à agents et voies de fait a déjà comparu trois fois devant la cour d’assises de l’Aisne en 1887, en en 189 et en 1893, pour provocation au meurtre et au pillage, injures publiques, excitation à l’indiscipline des militaires, etc. Au moment où on l’a fait descendre de la voiture cellulaire, en présence de 7 témoins, il a proféré des cris séditieux : « Vive Ravachol, vive Vaillant, à bas la bourgeoisie. »

Boulanger, sans antécédents, a été trouvé nanti d’une arme prohibée.

Tanton, condamné pour vol à un mois de prison en 1876, est marchand de lacets. Il servirait de coursier entre les groupes anarchistes de Saint-Quentin, de Lille, de Reims et de Paris.

Duprez est un anarchiste militant.

Closse est un souteneur déjà trois fois condamné, c’est également un anarchiste dangereux.

M. le juge d’instruction a Saint-Quentin a adressé une commission rogatoire à son collègue de la Seine, ayant pour objet de vérifier si dans les pièces saisies à Paris à la suite de perquisitions récentes ne se trouveraient pas des lettres ou correspondances des inculpés de Saint-Quentin. Cela est peu probable : les anarchistes ont recours à des intermédiaires pour communiquer entre eux ( c’est ce qui explique que les réquisitions à fin de saisie adressées à la poste soient restées sans résultat) : la déclaration d’un nommé Prenant de Saint-Quentin qui a eu des relations avec les anarchistes est très précise sur ce point : « Les anarchistes n’écrivent pas ; ils ont des voyageurs, comme Tanton, pour échanger leurs vues. En cas d’urgence, ils envoient leurs écrits par colis postal. »

Quoiqu’il en soit, s’il est difficile de préjuger les résultats de l’instruction ouverte à Saint-Quentin le 19 février dernier, il est certain que poursuites pourront être exercées devant le tribunal correctionnel contre Gonnier pour rébellion et outrage et contre Boulanger pour prt d’arme prohibée.

Quant à Massey, je me propose de le poursuivre devant la cours d’assises de l’Aisne, sous l’inculpation de cris séditieux.

Dès que la procédure sera en état, j’aurai l’honneur, monsieur le garde des seaux, de vous rendre compte de mes réquisitions définitives dans cette affaire.

Le procureur général.

Source : Archives nationales BB18 6450

Lire le dossier : Les anarchistes de l’Aisne