Tribunal de police correctionnelle de Saint-Quentin

Audience du 15 mars 1894

Présidence de M. BLUME, juge.

A l’ouverture de l’audience, la salle est déjà comble. Le bruit s était répondu que l’on allait enfin juger les anarchistes. Et, en effet, deux sont amenés au Palais de Justice par les gendarmes, avec d’autres détenus, mais ce n’est pas pour répondre à l’inculpation d’anarchisme.

Outrages et rébellion aux agents. — Port d’arme prohibée. — Voilà de quoi sont aujourd’hui prévenus les nommés Boulanger, âgé de 22 ans, et Gonnier. âgé de 51 ans, arrêtés le 19 février à la seule des perquisitions au domicile des individus soupçonnés appartenir au parti anarchiste militant. Le plus compromis en cette affaire est Gonnier, comme on va le voir.

Dans son interrogatoire, il prétend que s’il a résisté aux agents, c’est parce qu’il avait été brutalisé par eux. Le tribunal entend les témoins qui sont :

M. le commissaire de police Fabre, et les agents Balland, Vassaux et Fer.

M. Fabre dépose que lorsqu’il a saisi le coup de poing américain dont Boulanger était porteur, celui-ci lui a répondu qu’il ignorait qu’il fût défendu d’avoir de ces objets et que c’était, d’ailleurs, pour son usage personnel. — C’est précisément cet usage dangereux que ne permet pas la loi !

L’agent Balland raconte que, le 19 lévrier, Gonnier a refusé d accompagner la police: « Je ne marcherai pas, criait-il, les chiens de bourgeois vont bien eu voiture ! » Puis il traita de les agents de lâches, feignants, crapules, assassins, bandits, canailles tout le vocabulaire enfin ! — disant que ses compagnons le vengeraient.

L’agent Vassaux déclare que c’est à grand peine que lui et ses collègues ont pu conduire Gonnier au bureau de police. « Quand vous seriez dix mille ! vous ne me feriez pas marcher ! » disait-il. Même déposition de l’agent Fer.

La parole est à M. le procureur de la République, qui, dans cette affaire, occupe le siégé du ministère public. A la suite, dit l’honorable magistrat, des attentats odieux qui se sont commis à Paris, le gouvernement a donné des instructions aux parquets de province pour prévenir et réprimer les méfaits anarchistes, et, conformément à ces instructions des perquisitions ont été faites au domicile des individus soupçonnés d’entretenir des relations avec les malfaiteurs de la capitale, C’est au cours de ces perquisitions que Gonnier et Boulanger ont riposté à la police de la façon que l’on sait.

En ce qui concerne Boulanger, le délit est constant; mais ce n’est pas un mauvais ouvrier ni un mauvais fils, car il vient en aide à sa mère. Mais il est en proie — comme tant d’autres jeunes gens de son âge, hélas ! — à des idées exaltées, déraisonnables et malfaisantes. Le ministère public, qui tient non seulement à faire preuve de sévérité, mais encore de justice, ne voit donc, en raison des bons sentiments du fils pour sa mère, aucun inconvénient à ce que le tribunal se montre indulgent à l’égard de Boulanger. Mais il ne croit pas qu’il puisse aller jusqu’à le faire bénéficier des dispositions de la loi de 1892 sur la déduction de la détention préventive, car la cause principale de cette détention pour Boulanger n’est pas le délit que le tribunal est appelé à juger actuellement.

M. le procureur Guiral en arrive à Gonnier: Il y a, dit-il, une grande différence entre lui et Boulanger. Ce dernier soutient sa mère, quant à Gonnier, c’est, au contraire, sa mère qui l’entretient, et lorsque cette femme ne peut pas l’aider, il se tourne du côté de la rue du Petit-Pont… On sera édifié sur son compte quand on saura que sept fois déjà — à 21 ans ! — il a été condamné, dont six fois pour vol. C’est, dit l’honorable organe du ministère public, un individu méchant, dangereux, véritable soldat de l’armée du mal, et qui ne demande qu’à y gagner des galons. Je vous demande donc de le traiter comme tel, et vous prie de retenir ses menaces, sinistrement significatives à l’heure où nous sommes : « Les compagnons me vengeront ! » Vous devez vous montrer particulièrement sévères à l’égard de Gonnier et taire ainsi preuve de justice et d’énergie. Gonnier proteste de nouveau contre l’inculpation de rébellion et dit: «C’est un malheur de passer pour souteneur quand on ne l’est pas ! » Après quelques minutes de délibération, le tribunal condamne Gonnier à 6 mois de prison, et Boulanger à 1 mois. Dans la salle on entend un léger murmure ; nous apercevons, en effet, des têtes peu rassurantes, entre autres celle d’un jeune anarchiste sorti il y a quelques jours de l’Hôtel des Quatre-Boules. Mais bonne garde est faite — et la précaution n’est pas inutile — par M. l’inspecteur de police Tellier et ses agents.

Journal de Saint-Quentin 17 mars 1894

Lire le dossier : Les anarchistes de l’Aisne