Parquet de la cour d’appel d’Amiens
Direction des affaires criminelles et des grâces
1er bureau
Amiens le 29 août 1890
Monsieur le garde des sceaux,
J’ai l’honneur de vous informer qu’approuvant les conclusions du rapport de M. le procureur de la république de Saint-Quentin, je viens d’autoriser ce magistrat à requérir l’ouverture d’une information judiciaire dans les circonstances qui suivent.
Un sieur Massey, faisant partie (lui-même a pris soin de le déclarer) de la classe de 1889 sur le point de commencer son service militaire et déjà condamné par la Cour d’assises de l’Aisne pour un délit identique, a pris part le samedi 23 août, à une réunion anarchiste qui s’est tenue au Cirque de Saint-Quentin.
Saint-Quentin – je n’ai pas besoin de vous le rappeler – est un centre ouvrier très important, déjà agité à plusieurs reprises par des mouvements socialistes, et dans le voisinage duquel on me signale en ce moment même, une certaine effervescence résultant de la rivalité des ouvriers français vis à vis d’ouvriers italiens.
Le procureur de Saint-Quentin qui est sur les lieux constate l’motion causée dans la ville par les paroles de Massey et estime qu’il « semble difficile de tolérer une pareille violence de langage » ; d’autre part, l’organe conservateur d’Amiens, l’Écho de la Somme, prétend tirer argument contre les lois de liberté de la république de ce que les menaces du jeune anarchiste ont trouvé « de sinistres échos dans la salle », détails que M. le procureur de Saint-Quentin confirme, au point de vue matériel, en écrivant qu’elles ont été « applaudies par la grande majorité de l’auditoire, composé de 500 personnes environs. »
Voici maintenant les passages du discours de Massey qui paraissent pouvoir être incriminés :
Dans le rapport de M. le procureur de la république sont consignées les expressions suivantes :
« Jeunes gens, le jour où vous endosserez le pantalon rouge et la tunique bleue, gardons notre conscience de révoltés, et, lorsqu’on nous dira de tirer sur nos compagnons de misère en blouses, nous lèverons la crosse en l’air, et, nous retournant, nous plongerons notre baïonnette dans le ventre de nos supérieurs. »
La version de l’Écho de la Somme (jeudi 28 août), analogue quant au sens, est à travers certaines variantes, plus précise encore dans les termes ; on y lit en effet : « C’est surtout à ceux qui, comme moi, font partie de la classe de 1889 ; oui ! C’est à ceux-là que je m’adresse : Camarades, quand nous entrerons à la caserne, gardons la consigne des révoltés ! S’il arrive une émeute, où l’on veuille nous obliger à marcher contre les camarades, nous répondrons : Non, nous mettront la crosse en l’air ou la baïonnette dans le ventre des supérieurs ».
Et plus loin : « Ce n’est pas le travailleur allemand, c’est le bourgeois français, c’est cet ennemi qu’il faut supprimer. »
Dès hier, et avant même d’avoir reçu le rapport du procureur de Saint-Quentin, j’avais prescrit à ce magistrat de faire part du fait concernant Massey au commandant d’armes de Saint-Quentin, afin que l’autorité militaire, le jour où, comme le dit Massey, il « entrera à la caserne », soit avertie, non seulement de ses antécédents judiciaires mais de ses dispositions présentes.
Le rapport reçu ce matin m’a fait penser qu’il convenait d’aller plus loin et d’ouvrir, au moins provisoirement, cette information au courant de laquelle j’aurai soin, d’ailleurs, de vous tenir informé.
Ce qui paraît justifier cette mesure, c’est que, non seulement Massey a été condamné par le tribunal de Vervins à 20 jours de prison pour outrages à agents dans le cours d’une grève (25 février 1889) et à 1 mois de prison, pour dégradation d’objets d’utilité publique et voies de fait (19 juin 1890), mais il a été déclaré coupable par le jury de l’Aisne des délits de provocation au meurtre et à la désobéissance des militaires envers leurs supérieurs. Le 14 novembre 1887, il a été condamné pour ces faits à 3 mois de prison par la Cour d’assises de Laon. Ainsi, le jury de l’Aisne a montré une première fois vis à vis de Massey une sévérité qui doit faire bien augurer de sa fermeté, surtout en face de nouvelles violences de langage qui ont fait scandale en dehors même de l’arrondissement de Saint-Quentin, comme le prouve l’Echo de la Somme du 28 août.
D’autre part, on se trouve en présence d’une violation formelle de l’article 24 de la loi du 29 juillet 1881 : provocation au meurtre 1° des supérieurs militaires, 2° des bourgeois français. L’article 25 de la même loi semble également pouvoir être appliqué à Massey, car son auditoire se composait ou de citoyens faisant encore partie de l’armée, soit comme réservistes, soit comme soldats territoriaux, ou de ceux qu’il a appelés « ses camarades de la classe 1889. » Même vis à vis de ces jeunes gens, qui sont déjà saisis par la loi militaire, qui vont entrer à la caserne, qui, l’année prochaine, peuvent être commandés pour la répression d’une émeute, il a, au moins pour un avenir qui touche au présent, détourné ces jeunes conscrits de leurs devoirs militaires et de l’obéissance qu’ils devront bientôt à leurs chefs dans tout ce que ceux-ci leur commanderont pour l’exécution des lois.
C’est dans ces conditions et en vertu de ces articles de loi, que l’information va être ouverte et que sera conçu le mandat de comparution, l’article 49 § 2 de la loi de 1881 ne permettant pas, en cas se simple délit, l’arrestation préventive de l’inculpé régulièrement domicilié en France.
Le procureur général.
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Parquet de la cour d’appel d’Amiens
Direction des affaires criminelles et des grâces
1er bureau
Amiens le 30 septembre 1890
Monsieur le garde des sceaux,
J’ai eu l’honneur, le 19 août dernier, de vous informer que j’autorisais mon substitut de Saint-Quentin à requérir une instruction judiciaire contre un sieur Massey, à raison d’un discours prononcé par lui, le 23 août, dans une réunion publique à Saint-Quentin et dans lequel je relevais les délits prévus et punis par les articles 23, 24, 25 de la loi du 29 juillet 1881, de provocation au meurtre et de provocation à des militaires dans le but de les détourner de leurs devoirs.
L’information à laquelle il a été procédé vient d’être close par ordonnance en date du 23 courant. Elle confirme les faits indiqués dans mon rapport. L’inculpé, déjà condamné le 14 novembre 1887, par la Cour d’assises de l’Aisne, pour délits identiques, ne conteste pas les paroles incriminées.
Je me propose en conséquence de demander à la Chambre des mises en accusation, le renvoi dudit Massey devant la Cour d’assises.
Source : Archives nationales BB18 6450
Lire le dossier : Les anarchistes de l’Aisne