Préfecture de l’Aisne
Cabinet du Préfet
Direction de la Sûreté
Organisation du parti anarchiste
Laon le 20 décembre 1893
Monsieur le ministre,
En réponse à votre dépêche du 14 courant, j’ai l’honneur de vous donner les renseignements que j’ai pu recueillir sur l’organisation et les groupes des anarchistes.
Ce parti est né à Saint-Quentin comme ailleurs, du parti socialiste dont il s’est séparé après avoir été fondé et confondu avec lui. La scission a eu lieu en 1884, après des discussions et des disputes violentes au sein du groupe Les Enfants de Babeuf qui réunissait alors tous les révolutionnaires, sans distinction de nuances. Les anarchistes, sous la direction d’un individu nommé Moral (décédé en 1890) et qui prenait le titre de délégué à l’ordre, eurent alors un embryon d’organisation ; ils appelèrent leur groupe Groupe des Libertaires, ils se réunissaient rue de l’Industrie, (?), les frères Allart furent l’un trésorier, l’autre secrétaire.
Les adhérents vinrent en nombre : Beauchène, Loison, Massey… etc. sont entrés dans le parti anarchiste à cette époque.
Les Libertaires de Saint-Quentin entretenaient des relations suivies avec les anarchistes de Paris dont (?) et correspondants étaient Tortelier, Louise Michel… etc.
La mort de Moral et les poursuites de la police, ont mis fin à cette organisation qui s’est dissoute peu à peu.
Aujourd’hui les anarchistes Saint-Quentinois n’ont pas d’organisation arrêtée, ni de groupe (?) d’association dans le sens (?) au mot. Cependant ils entretiennent de fréquentes relations, ils se visitent, se réunissent le soir pour causer toujours de leur parti et de leurs affaires sociales.
Ainsi les frères Allart reçoivent de temps en temps les compagnons dans leur atelier situé en plein champ, chemin de la Tombelle. Robinet qui est coiffeur rue de la Féri (?), paraît avoir la vogue en ce moment ; il reçoit beaucoup d’amis et c’est chez lui que parviennent la plupart des journaux, écrits et paquets de toute espèces destinés aux anarchistes.
On se réunit aussi chez Ballenghein, mais ces réunions sont toujours peu nombreuses, inopinées, sans mot d’ordre apparent.
En résumé il n’y pas d’organisation régulière ou établie d’avance entre les anarchistes de Saint-Quentin, il n’y a que des groupements sympathiques et des lieux de réunions préférés qui sont très étroitement surveillés. Cette situation n’empêche pas le parti anarchiste de gagner du terrain ; leurs théories se propagent par la voie de la presse, des écrits et des brochures, d’une façon effrayante et il devient de plus en plus difficile de discerner où finit le socialiste et où commence l’anarchiste.
Le socialisme a pris en effet ces derniers temps un caractère tellement violent, les ouvriers d’usine en sont arrivés à un tel état d’exaltation que s’ils n’osent préconiser publiquement la propagande par le fait, les 9/10 applaudissent et se réjouissent entre eux quand ils apprennent les actes de sauvagerie de Ravachol et Vaillant.
Le préfet de l’Aisne.
Source : Archives nationales F7 12504
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