
Préfecture de police
Direction générale des recherches
2e brigade
3e division
1er bureau
Réunion du groupe les Naturiens
Rapport
Paris le 12 décembre 1895
Hier soir a eu lieu à 9 heures, salle Larivière, 56 boulevard Saint-Michel, une réunion du groupe dit Les Naturiens.
L’assistance se composait de 4 hommes et 2 femmes.
La séance est ouverte à 9 heures 35, sans qu’il soit formé de bureau.
Une des deux femmes présentes déclare qu’elle est venue à la réunion pour savoir ce qu’est l’idée naturienne et sur quelles bases elle sera mise en pratique.
Deux hommes qui se disent des émules de Tolstoï, demandent aussi à connaître les principes du retour à l’état naturel.
Marné donne les explications réclamées et déclare que vu l’état social mauvais sous lequel nous vivons, il est préférable que nous retournions à la vie de nature.
« Vous savez qu’en France il y a 50 millions d’hectares de terrain, dit-il, et que la plus grande partie est possédée par un très petit nombre de gens. Donc si chaque individu avait sa part, il en aurait près d’un hectare et demi et il est prouvé par un grand propriétaire que cette étendue sans aucune culture, nourrirait du gibier, fournissant par an 1.000 kilogrammes de viande, ce qui est suffisant pour une personne. »
La femme qui avait demandé ce qu’était l’idée naturienne pose cette question : « De quelle façon pensez-vous arriver au retour à l’état naturel ?
« Eh bien comme vous devez le penser, par la force », répond Marné.
« Alors, il y aura beaucoup de sang de versé réplique la femme, je crois qu’il serait plus simple d’y arriver par des moyens plus doux. »
« Non ! Puisque la bourgeoisie nous a pris la terre de force, nous devons faire de même ; voilà mon principe. »
« Mails il vous faudra bien des années pour arriver à ce projet ? »
« Il se peut qu’une révolution éclate. Que l’armée vienne à lever la crosse de ses fusils en l’air, la bourgeoisie ne sera plus maîtresse et alors nous reprendrons ce qui nous appartient ; ce n’est pas plus malin que cela. Il ne sera pas besoin de détruire les beaux monuments, on pourra s’en servir pour y habiter ; ceux qui n’en voudront pas pourront se construire des grottes. »
La femme déclare qu’elle ne voit pas cette idée bien bonne et qu’à son point de vue, il faudrait pour que l’humanité devint meilleure que chaque individu fit abnégation de l’égoïsme.
L’un des émules de Tolstoï se dit russe et déclare qu’il y a des groupes en Russie qui travaillent tous ensemble la terre et reconnaissent un chef.
Marné lui répond : « Nous ne voulons plus de chef ni d’autorité, car c’est de là que vient notre malheur. »
« Mais, cependant fait observer le russe pour faire un échange avec votre voisin, s’il ne veut pas croire que tel objet en vaut un tel autre, par exemple s’il s’agit d’échanger un fusil contre une paire de chaussettes, que ferez-vous s’il n’y a pas un juge ? »
« Je dis qu’un juge est inutile, riposte Marné ou alors, il vaut mieux rester dans l’état où nous sommes que d’en créer un semblable. »
Le russe demande ensuite ce que veut dire le mot anarchiste.
Mathilde Tramelot, demeurant 5 rue du Sommerard répond : « Cela veut dire qui ne reconnaît aucun maître, aucune autorité et demande son indépendance. Il n’y a que la bourgeoisie qui craint ce mot, mais pour moi, l’anarchiste est un naturien. »
La séance est levée à 11 heures 5.
Le commissaire de police.
Archives de la Préfecture de police Ba 1508
Lire le dossier Les Naturiens, des anarchistes précurseurs de l’écologie politique