Le Congrès (de l’Internationale) de La Haye fut lourd de conséquences pour l’Internationale.

Les Belges s’étaient rangés du cote des « anti-autoritaires » : par la suite, conformément aux principes anarchistes, ils démantelèrent les organismes de direction. Cette décentralisation eut des effets désastreux : livrées a elles-même, beaucoup de Fédérations régionales disparurent ou furent réduites a très peu de chose. A Verviers seulement, une activité réelle se manifesta jusqu’en 1877 (66). La section verviétoise avait pris alors le nom significatif de « Groupe de Propagande Révolutionnaire Verviétois ». Pour les Internationalistes verviétois et leur Mirabeau, 1874 avait été le début d’une ère nouvelle. Le Conseil belge, jusque la établi a Bruxelles, fut transféré a Verviers et donc compose en grande partie de militants verviétois (67). Suite à ce transfert, en janvier 1874, Le Mirabeau devint l ’organe officiel de l’ensemble des sections belges en remplacement de l’hebdomadaire bruxellois L ’Internationale : peu attrayant et peu lu, ce dernier disparaissait en laissant un passif de plusieurs milliers de francs (68).

Les Verviétois refusèrent aux autres Fédérations de changer le titre de leur journal (69). En revanche, le contenu du Mirabeau fut modifié (70): il lui fallut insérer d’avantage d’avis et communications émanant des diverses Fédérations, au détriment des aspects verviétois.

Sans doute le journal y perdit-il des lecteurs : alors qu’il avait eu une situation financière saine jusqu’à la fin de 1873, il était en déficit trois mois après sa transformation en organe national (71). Il conserva ce caractère national durant deux ans. En janvier 1876 en effet, il devint « organe des sections wallonnes » : le Conseil belge avait été transféré de Verviers a Anvers, et un hebdomadaire de cette ville De Werker était devenu organe officiel pour les régions de langue flamande (72).

Le transfert du Conseil a Anvers traduisait la remontée au sein de l’Internationale en Belgique d’un courant « modéré » opposé aux principes de décentralisation et de révolution, et favorable a l’action politique pacifique (conquête du droit de vote). C’est qu’une réaction s’était produite des 1875 dans le mouvement ouvrier, en Flandre et à Bruxelles. Dans cette ville, des sociétés ouvrières avaient fondé en janvier 1875 — en dehors de l’A .I.T. — la Chambre du Travail ; les méthodes qu’elle préconisa (pétitionnement aux Chambres notamment) rencontrèrent l’adhésion des socialistes gantois et anversois. En revanche, Verviers y restait tout a fait hostile ; dans le courant de 1876, le Bruxellois Louis Bertrand et le Gantois Anseele se rendirent dans la cité lainière pour tenter de convaincre les militants — au cours d’un débat contradictoire — de la nécessite d’abandonner les thèses anarchistes, l ’ « autonomisme » et l ’ « abstentionnisme », pour se rallier à la conquête des pouvoirs publics par la classe ouvrière (73).

Le Mirabeau n’avait pas modifie son orientation depuis 1872 : son leitmotiv restait la concentration des forces ouvrières en vue de la révolution, ce qui impliquait l’utilisation de toutes les ressources pour la propagande révolutionnaire en vue de la grève générale ; les grèves partielles et les diverses sociétés d’entraide devaient passer au second plan, l’action politique était condamnée (74) (75). Dans le courant de 1876 cependant, les anarchistes perdirent la direction exclusive du journal, dont le ton devint plus modéré. Il publia des documents émanant de la Chambre du Travail et surtout accueillit des articles (signés « Résille ») du Français Sellier. Rédacteur de L ’Économie sociale — en quelque sorte organe de la Chambre du Travail —, ce dernier put critiquer les thèses anarchistes dans Le Mirabeau (15).

Les anarchistes verviétois avaient donc perdu du terrain. Au Congrès belge d’Anvers en octobre 1876, ils avaient été seuls (contre toute l ’Internationale de Belgique) a s’opposer a une pétition que des ouvriers gantois venaient d’adresser à la Chambre, à propos du travail des enfants. C ’est en partie a la suite de cette attitude qu’ils avaient été remplaces a la rédaction du Mirabeau (76). L ’hebdomadaire se montra dès lors plus ouvert aux thèses modérées, exprimées dans ses colonnes par Sellier et d’autres. En mai 1877, Malon y critiqua les révolutionnaires de France et d’Italie, ce qui lui valut plusieurs réponses d’Andre Costa. A la même époque, Le Mirabeau inséra aussi des articles de Louis Bertrand (77).

Les anarchistes évinces en 1876 (Émile Piette, Pierre Bastin, Gérard Gerombou principalement) avaient fondé le 1er novembre de cette année le cercle l’Étincelle. Aidés par leurs amis de la Fédération du Jura suisse, qui critiquaient dans leur Bulletin la nouvelle orientation du Mirabeau (78), ils parvinrent à l’été 1877 à reconquérir leur influence dans la rédaction de ce dernier. Le Mirabeau fut a nouveau ouvert aux thèses anarchistes (79). Mais les partisans de celles-ci étaient de plus en plus isolés. Le dernier Congres international de l’A .I.T. « anti-autoritaire » eut lieu à Verviers en septembre 1877 (80). Aussitôt après s’ouvrit a Gand un Congrès socialiste universel : Pierre Fluche y était présent et y défendit une attitude de compromis entre les thèses révolutionnaires et celles, majoritaires, des réformistes (81). Enfin, le Congrès belge de l ’A .I.T. qui se tint a Bruxelles en décembre suivant décida, contre l’avis des seuls Verviétois, de transférer le Conseil belge d’Anvers a Bruxelles, c’est-a-dire dans l ’endroit le moins favorable aux thèses anarchistes (82). En 1878, Verviers et Le Mirabeau se retrouvèrent donc isolés dans leur opposition aux partisans de l ’action politique, qui avaient constitue un Parti socialiste brabançon et un Parti socialiste flamand. Ce dernier avait pour organes le Werker d’Anvers et la Volkswil de Gand ; Le Mirabeau continuant de représenter la « vieille tendance », Bertrand lança a Bruxelles en mai 1878 La Voix de l’Ouvrier (83).

L ’hebdomadaire verviétois avait donc cesse en 1878 d’être l ’organe officiel francophone du mouvement ouvrier belge, désormais orienté dans une autre direction. Le Mirabeau était déjà « en pleine décadence » en 1878 : le déclin amorcé dès 1874 n’avait cessé de s’accentuer.

Alors que le journal avait durant ses premières années tiré jusqu’à 6.000 exemplaires, son tirage était tombé à 2.800 au début de 1878; il comptait encore 1.500 abonnés, la vente au numéro étant d’environ 1.000 exemplaires. Le Mirabeau, qui avait eu parfois dans sa première époque jusqu’à 4.000F. en caisse, était dans une situation difficile (84). En 1879, il changea fréquemment d’imprimeur. Et, à partir de janvier 1880, il ne parut plus que deux fois par mois : c’était le signe de la fin proche. De fait, Le Mirabeau cessa de paraître quatre mois plus tard, le 8 mai 1880, faute de lecteurs.

Des 1878, les positions des Verviétois avaient commence a évoluer lentement dans un sens plus favorable aux thèses des socialistes flamands et bruxellois. Le cercle l’Étincelle perdit en effet a nouveau son influence au sein du Mirabeau puisqu’en mai 1878 il annonça la création d’un nouvel organe, dont le premier numéro parut en juillet, pour combattre franchement le mouvement favorable à l ’action politique.

C ’était là une lutte d’arrière-garde. En janvier 1879 en effet, un congres eut lieu a Bruxelles au cours duquel fut constitue le Parti socialiste belge, dont les statuts furent établis en avril. Selon Bertrand, « les Verviétois » s’étaient alors ralliés au principe de la participation de la classe ouvrière aux luttes politiques (85). Peut-être fut-ce le cas de Pierre Fluche, qui défendait des 1877 une attitude de compromis ? En tous cas, les Verviétois rallies au Parti socialiste belge ne devaient pas être nombreux: ce Parti restait surtout implante à Bruxelles et en Flandre, son organe officiel était La Voix de l’Ouvrier et à Verviers le mouvement ouvrier était tombe dans un engourdissement certain (86), contrastant avec l ’activité qui s’était maintenue jusqu’en 1877.

Comme organe officiel d’une Internationale depuis longtemps défunte de fait, Le Mirabeau n’avait plus beaucoup de poids.

Faisant désormais cavalier seul, le groupe anarchiste — peu nombreux mais très actif — poursuivit le travail de propagande révolutionnaire et la critique des « évolutionnistes ». En mai 1878, l’Étincelle annonça que serait bientôt publie un organe « socialiste révolutionnaire » avec le concours moral et matériel de groupes d’autres localités (87).

Le premier numéro du Cri du Peuple parut le 7 juillet. Bimensuel, le journal s’attacha a démontrer que la question sociale ne pouvait être résolue que par la lutte révolutionnaire, visant non à modifier mais à détruire la société. Les efforts devaient donc porter non sur des questions de salaire ou d’horaires (grèves partielles), encore moins sur des questions politiques (conquête du droit de vote, participation aux élections), mais sur la préparation de la révolution, en faisant une propagande par la théorie mais aussi par le fait : Le Cri du Peuple prônait la réponse à la violence (institutionnelle) par la violence (insurrectionnelle). Enfin, il critiqua évidemment le « socialisme bâtard, fictif et impuissant » des Flamands et Bruxellois (88). Le journal était édité par Toussaint Malempre. Piette, Bastin et Gerombou participaient a sa rédaction, ainsi que Plisse et Rambaut (89) et les Français Didier (90) et Dubié (91). L ’imprimeur n’était pas connu : peut-être s’agissait-il de Piette lui-même, car cet ancien ouvrier drapier s’était établi imprimeur des 1875 au moins.

Le Cri du Peuple eut une existence pénible, face à l ’indifférence ou la lassitude du plus grand nombre des ouvriers verviétois. Bien souvent, les anarchistes devaient distribuer gratuitement leur organe.

Les ressources du journal provenaient moins de la vente que des sacrifices que s’imposaient les membres de l’Étincelle et leurs amis extérieurs. Le 10 mai 1879, le journal exposa ses difficultés et lança un appel a ces derniers : faute de fonds, il était menace de disparaître (92). Le Cri du Peuple était en outre depuis janvier inculpé pour un article de Dubié (93). Toussaint Malempré fut condamne pour ce fait a trois ans de prison en juin 1879, en tant qu’éditeur responsable (94). Le journal disparut par suite de cette condamnation et du manque d’argent (95) : son dernier numéro avait été publie le 22 juin (96).

Un an plus tard, en août 1880, le cercle l’Étincelle publia le premier numéro d’un mensuel justement nomme La Persévérance. Il était l ’œuvre de Piette, Bastin et Gerombou; le premier imprimait le journal. Les anarchistes avaient pu acquérir leur propre matériel d’imprimerie et les frais étaient donc réduits. La Persévérance dépendait entièrement pour sa survie de la générosité et des possibilités des milieux révolutionnaires : le mensuel était en effet offert gratuitement sur demande (97). Les principes des rédacteurs étaient intacts : ils critiquèrent le Parti socialiste belge et ses méthodes et prônèrent la réorganisation de la vieille A.I.T. dans une perspective purement révolutionnaire (98).

Les attaques contre les réformistes et leur organe La Voix de l’Ouvrier constituaient une grande part du contenu du mensuel, qui invitait les socialistes a rejoindre le Parti socialiste révolutionnaire belge (99). Celui-ci tint son deuxième congres à Verviers en décembre 1880, au local de l ’Étincelle, et y discuta des moyens concrets d’organisation, d’agitation et d’action révolutionnaires (100). Sur ce point des méthodes, La Persévérance restait dans la ligne du Cri du Peuple (101).

Le journal ne vécut sans doute guère plus d’un an. Par la suite, d’autres organes anarchistes allaient continuer de défendre une conception qui avait été un temps celle de l’ Internationale en Belgique, mais que la majorité du mouvement ouvrier belge des années 1880 avait abandonnée — a Verviers comme ailleurs.

Notes :

66 J. DHONDT et C. Oukhow, La première Internationale en Belgique, in La première Internationale. Actes du Colloque international organise a Paris en novembre 1964, Paris, C.N.R.S., 1968, p. 163.

67 T. PlRARD, op. cit., p. 113.

68 L. BERTRAND,Souvenirs d’un meneur socialiste, t. I, Bruxelles, 1927, p. 120.

69 H. WOUTERS,op. cit., p. 623, 629, 636, 643, 645, 657, 668 et 691-692.

70 H. WOUTERS,op. cit., p. 691-692 : les délégués d’autres régions durent insister au début pour que ce changement se manifeste suffisamment.

71 H. WOUTERS,op. cit., p. 623 et 691.

72 T. PlRARD, op. cit., p. 118.

73 L. Bertrand , Histoire (..), op. rit., t.Il, p. 295-300 et Souvenirs op. rit., 1 . 1, p.131-132.

74 Voir les nombreux extraits du Mirabeau cités par J. NEUVILLE,op. rit., p. 304, 306, 308.

75 J. GUILLAUME,L ’Internationale. Documents et Souvenirs (1864-18/8), t. IV, Paris, 1910, p. 119-120.

76 La Première Internationale, op. rit., t. IV, p. 716.

77 T. PlRARD,op. rit., p. 12 1- 12 5 .

78 J. Guillaume ,op. cit., t. IV, p. 120, n. 2.

79 T. PlRARD, op. cit., p. 127-128 et La Première Internationale, op. cit., t. IV, p. 716.

80 Ce que Louis Bertrand appelle dans ses Souvenirs (op. cit., t. I, p. 142) « le dernier râle de cette association ».

81 La Première Internationale, op. cit., t. III, p. 503.

82 T. PlRARD,op. cit., p. 127.

83 L. Bertrand ,Histoire (..), op. cit., t. II, p. 312-313.

84 Tous ces renseignements d’après H. WOUTERS,op. cit., p. 1222.

85 L. Bertrand , op. cit., t. II, p. 314.

86 Le Cri du Peuple, 10-5-1879, p. 1, c. 1-2.

87 Le Cri du Peuple, prospectus.

88 Le Cri du Peuple, 7-7 -18 78 , p. 1-2 et 4-8-1878, p. 1 et 4.

89 H. WOUTERS, op. cit., p. 1262, 1265 et 1301.

90 H. WOUTERS,op. cit., p. 1240.

91 A. Weber , op. cit., t. V, n° 67.

92 Le Cri du Peuple, 10-5-1879, p. 1, c. 1.

93 Le Cri du Peuple, 18 -1-18 79 , p. 1, c. 1-3.

94 Le Mirabeau, 3 1-8 -18 79 , p. 1, c. 1-3.

95 La Persévérance, août 1880, p. 1, c. 1.

96 H. WOUTERS,op. cit., p. 1301.

97La Perséverance, aout 1880, p. 1, c. 1-3.

98 La Persévérance, aout 1880, p. 2, c. 1-3, c. 2 et septembre 1880, p. 3, c. 3-4, c. 1.

99 La Persévérance, octobre 1880, p. 2 et novembre 1880, p. 1-2.

100 H. WOUTERS,op. cit., p. 1661 et 1670.

101 La Persévérance, mars 1881, p. 2, c. 2-3, c. 1.

Ce texte est extrait de « LA PRESSE VERVIÉTOISE DE 1850 À 1914 » par FREDDY JORIS paru dans le Cahiers 92 Bijdragen (http://commissionroyalehistoire.be/pdf/CIHC_ICHG/92_JORIS_PRESSE_VERVIETOISE_1850_1914.pdf)

Le titre (Le Cercle l’Étincelle de Verviers (Belgique) de l’Internationale à l’anarchisme) n’est donc pas de l’auteur.