
Parquet du tribunal de 1ère instance de Mons
Mons le 24 décembre 1879
Monsieur le procureur général,
Vous avez du être mis au courant, ainsi que M. l’administrateur de la Sûreté publique, par M. le substitut Demaret, de la situation du Borinage où, depuis plusieurs jours, sévit une grève devenue aujourd’hui très considérable : à part quelques puits du canton de Dour, il y a un chômage complet dans le (?) de Mons où 18.000 ouvriers refusent absolument tout travail. Ils demandent des augmentations de salaires que les exploitants n’ont pu leur accorder jusqu’ici que dans des proportions jugées dérisoires par les ouvriers. Les prix des charbons sont en hausse, mais outre que les exigences des houilleurs sont hors de proportion avec cette hausse, il faut tenir compte de ce fait que les exploitants achèvent en ce moment d’anciens marchés aux bas prix : de tout cela résulte que la hausse des salaires doit se faire lentement et progressivement.
Depuis avant hier soir les rapports étaient moins rassurants : ce matin, je reçois une dépêche de M. le commissaire de police de Quaregnon ainsi conçue : « Cette nuit cartouches de dynamite placées sur les fenêtres de Prudent (?) Lhost porion Monsville(?) fenêtres, mobilier brisés, maison voisine détériorée, fait grave pour moment, fais enquête, crois votre descente urgente.
Retenu dans ma chambre depuis douze jours, j’ai transmis le télégramme à M. Demaret qui est parti immédiatement pour Monsville avec M. le juge d’instruction.
J’ai en même temps, fait parvenir copie de la dite dépêche à M. le gouverneur, avec lequel nous échangeons, à chaque grève, même minime, toutes les communications que nous recevons.
La gendarmerie est répartie en force suffisante sur divers points du Borinage et des troupes de la garnison sont consignées en prévision de troubles graves. L’autorité est donc en mesure d’arrêter immédiatement toute tentative de désordre.
Une circonstance qui n’est pas sans influence sur la grève actuelle, c’est la hausse insensée des valeurs industrielles dans les bourses publiques : l’ouvrier sait cela, les meneurs ne se font pas faute de le lui dire, et il en tire la conséquence que les exploitants font des bénéfices considérables : de là, en partie, leurs exigences quant au relèvement du taux des salaires.
Vous recevrez des rapports réguliers sur la marche du mouvement dont il est impossible aux plus perspicaces de déterminer l’issue.
J’incline à croire cependant que le travail sera repris d’ici à peu de jours : la saison est mauvaise, l’ouvrier n’a pas d’épargne, les femmes, loin de pousser à la grève, comme cela arrive souvent dans le Borinage, font tout ce qu’elles peuvent pour envoyer leurs maris et leurs enfants à la fosse.
Je ronge mon frein de ne pouvoir, en un pareil moment, me rendre moi-même sur les lieux, mais j’ai pleine confiance en M. le substitut Demaret qui me supplée on ne peut mieux, j’en suis convaincu.
Veuillez agréer, monsieur le procureur général, l’assurance de ma respectueuse considération.
Le procureur du roi.
*******************************************
Parquet du tribunal de 1ère instance de Mons
n° 21137
Mons le 24 décembre 1879
Monsieur le procureur général,
J’ai l’honneur de vous rendre compte de la situation crée dans l’Ouest de Mons arrondissement par la grève qui vient d’éclater parmi les ouvriers borains.
C’est mercredi 17 à Quaregnon que le mouvement s’est manifesté. Ce jour-là 2.700 ouvriers manquaient à l’appel aux Charbonnages des Produits, des Seize-Actions, du Rieu-du-Coeur, des Vingt-quatre Actions, sans qu’aucune résolution publique n’eut porté leur dessin à la connaissance des exploitants.
Le lendemain 18, deux cents ouvriers du Rieu-du-Coeur et 600 ouvriers de Bonnay-Veiney, aussi située sous Quaregnon refusèrent à leur tour le travail, la grève s’étendit à Wasmes et à Paturages où 300 ouvriers du Grand-Buisson et 610 ouvriers de Griseul furent vainement attendus à la Bure (?).
Le 19, le mouvement gagna le Couchant, Flénu, Quaregnon, qui perdit 500 ouvriers et différents traits du Grand-Buisson, de Bonne-Espérance, du Grand-Bonillon (?), de Paturages et Wasmes, d’Hornu et Wasmes, tous situés sous Wasmes, comprenant ensemble 1310 ouvriers.
Le 20, la grève devint générale à Wasmes, les 1900 ouvriers qui y travaillaient encore à Hornu-Wasmes à l’Esconfiaux (?) refusèrent de descendre. On annonça, en outre, qu’il en serait de même le lundi 23 à Quaregnon où deux puits occupant 1100 ouvriers restaient en activité. Cette menace s’est réalisée. La grève est aujourd’hui complète Quaregnon. Il en est de même à Cuesmes et à Frameries.
Pendant cette journée du 23, le Levant du Félénu (?) perdit ses 2.000 ouvriers, pendant que l’Agrappe et Crachey-Piquery qui occupent le même nombre de bras subissaient le même sort. De leur côté Belle et Bonne à Jemappes, Grand-Hornu à Hornu, l’Ouest de Mons à Boussu et les Chevalières à Dour voyaient dans le même temps, un groupe de 1200 ouvriers environ, abandonna leur travaux.
Telle est, monsieur le procureur général l’état des choses. Rien ne fait prévoir qu’il doive s’améliorer prochainement. On me rapporte, il est vrai, qu’au Grand Hornu à Hornu et à l’Ouest de Mons à Boussu, les traits ont pu descendre ce matin, mais sur tous les autres points les grévistes laissent apercevoir une sombre détermination qui ne paraît pas devoir céder de sitôt.
Ces malheureux, dont la misère est navrante, réclament une augmentation de salaire. Nulle part, que je sache, des négociations ne sont entamées qui permettraient d’espérer un prompt accomodement. La tranquillité jusqu’ici n’a pas été troublée. Les grévistes restent chez eux, opposant une résistance passive à l’appel des patrons. Il n’en est pas moins vrai qu’ils parlent avec colère des camarades qui travaillent et que d’un moment à l’autre des excès peuvent être commis.
Un grave méfait, commis cette nuit, vers 3 heures ½ à Quaregnon, montre tout ce qu’on y peut redouter de cette population surexcitée par de longues privations. Un ouvrier, encore inconnu a glissé sous le volet de la maison d’un sieur Prudent Thomas, sous-porion au Rieu-du-Coeur, une cartouche de dynamite qui, en faisant explosion, a pulvérisé la fenêtre, fracassé le mobilier, brisé les vitres des maisons voisines. Je me suis rendu sur les lieux accompagné de monsieur le juge d’instruction Rolin. Si l’enquête ne nous a pas mis encore sur la trace du coupable, elle a clairement démontré, du moins, que cet acte (?) méchanceté se rattache à la grève.
C’est là, du reste, si j’excepte le jet de quelques pierres dans les vitrages d’un puits à Cuesmes et quelques menaces proférées par un journal ouvrier à Boussu, le seul attentat qui m’avait été signalé. Je n’ai pas besoin de vous dire, monsieur le procureur général, que j’appliquerai tous mes soins à rendre la répression (?) prompte et énergique.
Mon attention reste particulièrement fixée sur les meneurs de la grève : j’entends surtout par là les orateurs des meetings. Ces individus se tiennent jusqu’ici dans les limites de la plus stricte légalité, ils conseillent le calme, la tranquillité, à les croire même, ils désapprouvent la grève comme inopportune et prématurée ; c’est du moins ce qu’ils ont publié, dès le début par des affiches signées « L. Anselle, L. Bertrand, L. Monnier, délégués du parti socialiste ». C’est là apparemment une habilité de conduite dont l’ouvrier d’ailleurs se rend parfaitement compte.
Sans doute, la misère n’explique que trop l’étendue et la rapidité du mouvement mais quand on considère l’ensemble et la coordination que nous avons tous remarqués, il faut bien reconnaître dans une certaine mesure du moins, l’action dirigeante d’une agitation étrangère.
De nombreux meetings sont convoqués pour demain dimanche.
Je prendrai soin, monsieur le procureur général de vous tenir au courant de la suite des événements.
Veuillez agréer, monsieur le procureur général, l’assurance de ma considération distinguée.
Le procureur du roi.
Source : Grève dans le le Borinage. Décembre 1879. Inventaire des archives du parquet général de Bruxelles 219
Lire le dossier : Grèves, meetings, attentats à la dynamite dans le Borinage (Belgique)