Le préfet avait affrété un train spécial en gare de Charleville, pour transporter les soldats en cas de troubles le 1er mai 1892.

Préfecture des Ardennes

Cabinet du Préfet

4e bureau

Mesures contre les anarchistes

Mesures d’ordre

Mézières le 30 avril 1892

Monsieur le ministre,

J’ai l’honneur de vous confirmer mon télégramme d’hier soir, énonçant les mesures prises à l’égard de plusieurs anarchistes contre lesquels

nos renseignements m’ont paru de nature à établir les éléments d’une poursuite basée sur l’article 265 du code pénal.

J’avais appris, il y a deux jours, que ces individus s’étaient abouchés secrètement au commencement de cette semaine, avec le sieur Mailfait qui, condamné récemment par défaut, pour complicité de désertion par le tribunal correctionnel de Charleville, s’était réfugié en Belgique, et avait réussi lundi dernier, à venir passer quelques heures à Charleville, sans être découvert par la gendarmerie.

J’ai pu même me procurer l’adresse de cet individu à Liège, où il s’est retiré après ce voyage clandestin. D’après certaines indications confidentielles, Mailfait avait dû apporter de Belgique quelques cartouches de dynamite qui ont été dissimulées aux alentours des habitations de ses complices.

C’est sur ces données, communiquées au parquet, qu’il a été requis information contre lesdits Thomassin, Maré et Bouillard.

Un quatrième individu, Mailfait frère cadet du susnommé, a été compris dans cette information, comme ayant proféré des menaces criminelles dore et déjà confirmées par des témoignages sérieux.

Des perquisitions ont été opérées chez ces quatre individus, contre lesquels ont été décernés des mandats d’arrêt : les trois premiers, arrêtés dans la soirée d’hier, sont écroués. Le dernier n’a pas reparu et il a pu sans doute gagner la Belgique. Mais le mandat décerné contre lui a été décerné d’urgence aux autorités belges, ainsi que celui décerné dans les mêmes conditions, contre son frère aîné.

J’ai lieu de croire que l’arrestation de ce dernier à Liège, est à présent un fait accompli ; et cette capture serait assurément la plus importante de toutes, car cet audacieux malfaiteur devait se rendre de nouveau à Charleville pour le 1er mai et diriger lui-même la tentative criminelle dont les sieurs Thomassin et consorts auraient été les complices.

D’autre part, les indications de même origine et dont la valeur s’est donc trouvée dûment établie, ont permis à notre police de Charleville de signaler la présence à la Capelle (Aisne) où il travaillait sous un faux nom, du sieur Tisseron, qui s’était d’abord réfugié en Belgique, en même temps que Mailfait son complice dans le délit de désertion, commis à Reims : arrêté avant-hier au lieu indiqué, il a été aussi écroué hier.

Les perquisitions opérées n’ont, à la vérité, donné que de faibles résultats : aucune correspondance intéressante n’a été découverte chez les inculpés, et, encore moins, aucun engin. Mais l’instruction croit pouvoir réunir cependant des charges suffisantes résultant des contradictions relevées dans les dépositions des inculpés que de certains témoignages précis.

A Revin, sur de sérieux indices fournis par la gendarmerie, des perquisitions ont été opéres ce matin par le parquet et le juge d’instruction de Rocroi, chez deux anarchistes nommés Delobbe, dit Manuel et Chuillot, frère d’un anarchiste condamné aux assises de Mézières en novembre 1891, pour les attentats à la dynamite commis à Revin et à Charleville.

Ces deux perquisitions n’ont fourni qu’un résultat négatif et les deux individus suspects n’ont pas pu dès lors être arrêtés : ils continuerons a être étroitement surveillés.

L’opinion publique, assez émue dans ces derniers jours, se rassure et j’ai, du reste, lieu d’espérer que nous n’auront pas ici, à enregistrer de nouvel attentat.

J’ai fait, dès la nuit dernière, circuler des patrouilles de gendarmerie dans les deux villes de Mézières et Charleville. Semblable mesure a été prise à Sedan. Cette nuit des patrouilles seront formées par l’infanterie pour permettre à ma gendarmerie de prendre du repos, en vue de la journée et de la nuit de demain.

J’ai très particulièrement, à leur tour, du concours de la police et certainement du commissaire de Charleville pour lesquels je solliciterai ultérieurement de votre haute bienveillance des gratifications exceptionnelles, justifiées amplement par le surcroît de service dont ils ont assumé la charge avec le plus louable dévouement.

La gendarmerie me seconde aussi admirablement. J’ai désigné, pour demain les postes à renforcer, et, pour parer à cette nécessité, je prélève sur toutes les brigades des localités non troublées de mon département, un effectif mobile dont une partie se transportera dès demain matin sur les points désignés, tandis que l’autre restera concentrée sous mes ordres directs à Mézières, pour répondre à toutes les éventualités.

Enfin, les troupes, consignées dans leurs casernes, me permettront de répondre de l’ordre dans la plus large mesure. Un train spécial, fourni dès le matin, à la gare de Charleville, les transporterait au premier signal et dans les conditions les plus rapides sur les points où le service de la force armée me serait réclamé.

Je ne manquerai pas, monsieur le ministre, de vous tenir au courant des divers incidents qui pourraient se produire jusqu’au moment où il me sera permis de vous annoncer que nous sommes rentrés dans l’ordre normal.

Le préfet.

Source : Archives nationales F7 12507

Lire le dossier : Les anarchistes dans les Ardennes