LETTRE D’ESPAGNE

De notre correspondant particulier :

Barcelone, 2 avril.

Ravachol à Barcelone. — Une lettre de l’anarchiste italien Schiconi*

A propos de l’arrestation à Paris de Ravachol, il n’est pas sans intérêt de rappeler certains détails se rattachant à. une visite que je dus faire au n° 280 de la rue de Corcega, a Barcelone, au lendemain de l’arrestation de l’anarchiste Paul Bernard, toujours détenu en compagnie de Sçhiconi, Italien, et du Catalan Hugas.

En racontant les incidents de cette visite au domicile de Paul Bernard, je pus vous dire qu’un autre Français, dont les allures mystérieuses avaient été remarquées par la principale locataire de l’immeuble, avait passé quelques jours dans l’étage occupé par le contumax des assises de Lyon et de Montbrison. Le nom de ce locataire de quelques jours était resté inconnu. Il avait payé quinze jours d’avance une petite pièce ; il était venu y dormir quelques nuits et avait disparu sans prendre la soin de signaler son départ. Je ne sais si je pus assez m’étendre pour signaler certaines particularités qui prennent aujourd’hui une grande importance ; si peu qu’il fut possible de remarquer ce locataire étrange, on constata cependant qu’il portait une assez forte cicatrice au visage. Sa disparition suivit immédiatement une explosion formidable qui ébranla l’immeuble de la rue de Corcega, dans lequel il s’était logé. Quelques débris de paille, des fragments de papier brûlé, c’est; tout ce que l’on trouva des traces de son court séjour..

Presque immédiatement eut lieu l’explosion de la place Royale. Un cadavre fut relevé dont l’identité ne put d’abord être établie. On trouva aisé d’admettre que le mort était le même individu qui avait placé l’engin explosif, et le juge d’instruction ne chercha pas ailleurs, pour quelques jours au moins, le mystérieux locataire de la rue de Corcega. Or, deux semaines après, la victime de la place Royale était reconnue : des amis, des parents se présentèrent qui établirent son identité : c’était un malheureux chiffonnier que le hasard avait amené sur la place au moment de l’explosion.

Il est bruit aujourd’hui que M. le consul général de France fut avisé, il y a quelques mois, de la présence de Ravachol à Barcelone. Une descente fut opérée au n’ 280 de la rue de Corcega par M. Fraixa, directeur de la police de Barcelone, et il put être acquis que l’assassin du vieil ermite de Chambles avait disparu depuis deux jours. Il n’en resterait pas moins établi que Ravachol avait des relations dans notre ville et qu’il y séjourna environ deux semaines.

Je viens de vous dire que Paul Bernard est toujours détenu en compagnie de Hugas et de Schiconi. Ce dernier vient d’adresser une longue lettre à un journal monarchiste, El Suplemento, qui contient les passages suivants :

« Jusque cette heure, nous sommes demeurés indifférents devant l’odieuse comédie que, unis dans un merveilleux accord, jouent la police, certains fonctionnaires et divers journalistes. Mais, devant le caractère de plus en plus grotesque que prend cette comédie, notre silence pourrait être taxé d’imbécillité.

Je n’écris pas pour me défendre non plus que pour défendre mes compagnons. Nous ne voulons pas nous plaindre, ni accuser ou réclamer justice; non. Anarchistes, nous n’établissons notre défense que sur la dynamite; nous ne croyons en aucune autre justice que celle renfermée dans la Révolution… Nous adressant uniquement aux prolétaires, nous leur dénonçons la stupide férocité et la convulsion épileptique d’une société qui n’a d’autre raison d’existence que la nécessité de sa destruction… » *

Suivent de longs détails sur l’arrestation du groupe d’anarchistes dont il fait partie, des récriminations contre les mauvais traitements qui leur furent infligés par la police. Parmi les détenus se trouveraient deux Français, Tournier, et Saint-Jean, qui ne surent jamais la signification du mot anarchie. Ils ont été arrêtés parce qu’ils prenaient leur repas au même restaurant que lui, Schiconi. On les garde en prison, on les maltraite quoique réactionnaires. Ainsi pour un Italien, Ettore Luisi ; ainsi pour plusieurs Espagnol : Enrique Julia, Domenech, Morell, Carbonell et Pats.

La femme de Paul Bernard, enceinte, aurait été martyrisée. Elle est moribonde.

« Si je n’étais pas anarchiste, poursuit Schiconi, je pourrais dire que le séjour mérité de certains de ceux-là qui prétendent rendre la justice est le bagne, avec les fers aux pieds. »

Il qualifie d’indigné manœuvre policière de la presse bourgeoise l’information donnés par certains journaux sur les condamnations prononcées contre Paul Bernard par les cours d’assises de Lyon et de Montbrison. « Il a été condamné, oui. dit-il. non pour pillage ou assassinat, mais pour des discours prononcés à Roanne et à Lyon. »

Il nie qu’un complot ait jamais été dirigé contre le consulat général allemand. « C’est encore une odieuse invention de la police. » Le procès instruit contre lui et ses compagnons est burlesque. Résumant ses griefs dans une longue phrase dithyrambique, il termine en s’exclamant : « Si donc vous voulez poursuivre en nous l’idée que nous nourrissons, messieurs de la police, messieurs les juges, eh bien! une fois de plus, nous nous écrions : L’anarchie ou la mort! »

On ne refusera pas à Schiconi une certaine bravoure et la plus entière franchise.

La Dépêche 5 avril 1892

*Il s’agit vraisemblablement de Paolo SCHICCHI

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