
La Réunion de l’Alcazar
Effroyable tumulte — Bataille dans la salle — Coups de canne et coups de parapluie — Arrivée de la police — Expulsion des anarchistes — Au poste —Manifestation dans la rue — la police acclamée.
De mémoire de journaliste, nous n’avons assisté à pareille réunion. Alors que la conférence devait être privée, et pour cela le groupe organisateur avait distribué des cartes nominatives ; alors qu’il avait été stipulé qu’aucun auditeur ne pourrait avoir accès dans la salle, qu’aucune lettre d’invitation ne portant le nom et l’adresse du porteur ne serait reçue, une vingtaine de libertaires ayant pu se procurer des cartes d’entrée, ont pénétré dans la salle.
Disons d abord que la réunion était présidée par M. Gaston David, de Bordeaux, ayant pour assesseurs M. Fauvel, avocat a Amiens, et M. Lepage, ancien avoué.
La salie sans être bondée, n’en contenait pas moins environ 1,500 personnes.
M Gaston David a d’abord déclaré que la réunion n’était pas contradictoire. Il a remercié ensuite M. Thellier de Poneheville d avoir bien voulu apporter aux catholiques d’Amiens l’appui de sa parole pour les intérêts de la religion et de la République et des inséparables intérêts du peuple et de la patrie.
Nous ne le suivrons pas plus longtemps dans le long exposé qu’il a fait du mouvement en préparation et qui tend, on le sait, au ralliement de tous les conservateurs à la République. Dès le début de son discours, des interruptions s’élevèrent ; elles partaient d’un groupe se tenant à l’entrée de la salie à droite, dans la partie réservée au public debout.
Ces interruptions furent fort mal accueillies. De toutes parts, on se mit à crier : « A la porte ! enlevez-le ! » En vain le président agite sa sonnette, le tumulte ne cesse de grandir et les altercations se croisent sur tous les points de la salle. On crie : « A bas Zola ! Vive l’armée ! » Au bout de dix minutes, le calme, un calme relatif, renaît. M. David peut continuer sa lecture — car il lit — mais sa voix est à peine entendue des premiers rangs de la salle.
Il termine bientôt et donne la parole à M. Thellier de Poncheville
C’est pendant le discours de l’ancien député du Nord que nous allons assister à une scène effroyable, comme jamais nous n’en avons vue. Le discours de l’orateur a été au début, haché par des interruptions sans portée auxquelles on répondait par les cris de : « Vive l’armée ! A la porte ! A la tribune ! Enlevez-le ! » Ce dernier cri dominait.
L’orateur peut cependant poursuivre l’exposé de son programme. Il convie, tous les bons français, tous les patriotes à s’unir autour de la mère-patrie.
Et Fourmies ! crie un spectateur.
A bas les juifs ! répond-on. Et de toutes parts partent les cris de « à bas les juifs ! »
La, plupart des spectateurs savent qu’une vingtaine d’anarchistes ont pu pénétrer dans la salie. La police a été informée et des mesures ont été prises, afin d’éviter des scènes de désordre. Sur plusieurs points de la salle, et notamment dans la partie située entre la porte et les stalles, une quinzaine d’agents de la sûreté se sont disséminés.
Mais le tumulte redouble. Le président agite désespérément la sonnette. Dans la partie de salle où sont groupés les libertaires, on discute avec vivacité. Le public des galeries continue de crier : « A bas Zola! Vive, l’armée !» Les discussions entre libertaires et catholiques, devienne de plus en plus violentes. Tout le monde se lève et le tumulte à ce moment devient indescriptible.
Les anarchistes entonnent l’Internationale, pendant que d’autres continuent à discuter Tout à coup, de l’endroit où nous étions placé, nous voyons les cannes et les parapluies s’abaisser. Une bataille, bataille acharnée, qui va durer dix longues minutes, s’engage entre libertaires et catholiques.
Les agents de la sûreté chargés du maintien de l’ordre, essayent de refouler les anarchistes vers la porte de sortie. Ceux-ci sont entourés, frappés, renversés sur le plancher ; d’autres sont saisis et enlevés jusqu’à la porte de l’escalier. Les coups pleuvrait dru comme grêle de part et d’autre.
Me Roux, avocat, se trouve au milieu de la bagarre. Le bruit court qu’il a été frappé à coups de canne : il n’en est rien.
Mais d’autres citoyens sont frappés avec la dernière brutalité. Un nommé Lepied a reçu sur le côté gauche de la tête, un violent coup de canne. Le sang coule de sa blessure. Le blessé est conduit dans la salle de café où les premiers soins lui sont donnés. Puis il est transporté en voitures à son domicile, 3, rue des Cordeliers, après avoir été pansé à la pharmacie Rattel.
La bataille continue, acharnée. Des gens sont renversés, frappés, piétines, les casquettes et les chapeaux volent en l’air, et les cannes continuent de s’abattre. Des citoyens inoffensifs sont frappés et poussés dehors.
Dans la salle, on crie ; « Vive l’armée! » Enfin, la calme commence à renaître. Cependant, dans un coin, deux ou trois personnes se trouvent encore aux prises. Un citoyen qui vient d’être bousculé, tombe ; cinq ou six personnes s’acharnent sur lui, le frappant à coups de pied, lui arrachant ses vêtements. On le relève ; il a la figure congestionnée et le sang coule de plusieurs blessures qu’il a ù la tête.
Dans le groupe, M.Quignon,représentant de commerce, frère du citoyen Quignon, ancien débitant rue Saint-Leu, est frappé avec brutalité. Son haut-de-forme est défoncé et les coups de canne s’abattent sur sa tête.
Il proteste. A ce moment il est saisi par des agents, poussé dehors et conduit au poste, tête nue.
Au premier signal du tumulte, la salle avait été envahie par une vingtaine d’agents en tenue, et qui se tenaient en permanence, au poste central prêts à partir à la première alerte.
Les libertaires, poussés jusqu’à la porte de l’escalier, étaient saisis par les agents et conduits individuellement au poste central qui se trouva bientôt rempli. Parmi eux se trouvait, nous assure-t-on, un anarchiste italien arrivé à midi de Paris. Celui-là sera maintenu en état d’arrestation. Au dehors, un grand nombre de personnes stationnaient. Chaque fois qu’un anarchiste sortait escorté par des agents, des cris s’élevaient : « Vive la police ! » Dans les groupes, aux abords de l’Hôtel de Ville, on discutait bruyamment. Un malheureux tringlot ayant manifesté son mécontent, a été arrêté et conduit au poste.
M Abgrall, commissaire de police de permanence, a commencé à cinq heures,l’interrogatoire de toutes les personnes arrêtées. Parmi les anarchistes se trouvent le compagnon Morel, l’orateur bien connu du groupe d’Amiens, et M. Boutilly, marchand de parapluies et de cannes que M. Férail, conseiller municipal, vient réclamer.
M. Boutilly nous explique pourquoi il a été arrêté. Il se trouvait au milieu du groupe anarchiste. Il n’avait pas fait entendre la moindre observation quand la bagarre a éclaté. Poussé, bousculé jusqu’à la porte de l’Alcazar, il a reçu de nombreux coups sur la tête et a le cuir chevelu fortement endommagé.
M. Guargualé, commissaire central, reste en permanence dans son bureau.
Dans la salle, le calme est revenu et M. Theillier de Poncheville peut achever son discours sans aucune interruption.
A 6 h. I/4, la séance est levée aux cris de : Vive la police ! Vive la Patrie ! »
La sortie de l’Alcazar s’effectue sans incident. Mais au dehors, la foule est toujours grande.
Une quinzaine d’arrestations ont été opérées. Citons les noms de Tarlier Camille et Gabriel, Morel, Goulancourt, Desprez, Fasquel, Ségard père et fils, Péchain, Dumont Léon, Boutilly, Lebrun, Quignon, Gamelin, etc.
Sur ce nombre cinq ou six ont été maintenus. Les autres, parmi lesquels Morel, Boutilly, etc., ont été relâchés.
Le Progrès de la Somme 14 février 1898
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La bataille de l’Alcazar
Les arrestations
M. Abgrall, commissaire de police du 4e arrondissement et son collègue M. Jérôme, du 2e arrondissement, ont interrogé dimanche soir, de six heures du soir à minuit, les individus arrêtés pendant la bagarre de l’Alcazar.
Le poste central de police présentait une vive animation. Tous les libertaires amenés au commissariat central n’avaient pu être enfermés dans les violons au nombre de trois seulement. Les autres étaient assis dans le fond du poste, sur des bancs, sous l’œil des agents de police.
En outre, afin de prévenir des manifestations, un certain nombre d’agents avaient été détachés des divers arrondissements. Ils faisaient les cent pas autour de l’Hôtel de Ville, faisant circuler les nombreuses personnes qui n’ont cessé de stationner aux abords jusqu’à une heure très avancée.
Les anarchistes étaient conduits individuellement dans le bureau du commissaire de permanence. Tous ont protesté avec véhémence contre les brutalités dont ils ont été l’objet. Tous ou presque tous ont reconnu avoir donné des coups, mais ils affirment n’avoir fait que riposter aux coups qu’on leur portait.
Il semble définitivement établi que tous — sauf le compagnon Morel qui avait une canne — étaient venus à l’Alcazar sans bâtons. Cependant des témoins affirment les avoir vus frapper et parmi eux les agents de la sûreté qui ont procédé à leur expulsion. Parfaitement, répondent-ils. quant nous nous sommes vus entourés, menacés de toutes parts, frappés, nous nous sommes élancés et nous avons saisi les cannes et les parapluies des gens qui nous menaçaient ou nous frappaient. Et alors nous nous sommes défendus.
Le fait est que la bataille a été terrible. Mais tous ceux qui ont été frappés n’ont pu être connus.
Dans une pareille mêlée, il semble difficile même à l’œil le plus clairvoyant, le plus exercé,de discerner le premier agresseur. Beaucoup ont reçu des coups qui ne s’en vantent pas. De même que la plupart de ceux qui se sont vus dépouillés de leurs cannes ou de leurs parapluies ne se sont point empressés de s’en plaindre à la police.
Après la bataille, le sol était jonché de foulards, de chapeaux et de casquettes. Ces objets ont été emportés soit par des agents soit par des amis de leurs propriétaires. M. Quignon qui a été roué de coups sans avoir frappé, a eu son couvre chef aplati et fortement endommagé.
Donc, au cours de l’interrogatoire qu’ils ont subi, les douze personnes arrêtées ont vivement protesté. Quelques-unes ont parlé de guet-apens. Leurs dépositions ont été consignées dans les procès-verbal actuellement entre les mains du parquet.
A minuit, l’interrogatoire était terminé. Six arrestations ont été maintenues. Ce sont celles de :
Léon Dumont, 18 ans, demeurant rue du Don, 27.
Henri Goullencourt, 30 ans, demeurant rue Voclin, 51.
Amédée Desprez, 30 ans, demeurant route de Rouen, 87.
Rupert Péchin, 30 ans, demeurant rue Degand, 42.
Oscar Fasquel, 109, route de Rouen.
Gustave Bordenave, 21 ans, demeurant rue des Jacobins, 51.
Les autres ont été remis en liberté. Ce sont les nommés :
Gustave Gamelon, 31 ans, cordonnier, demeurant rue Delahaye.
Camille Tarlier, 22 ans, employé au chemin de fer, 60, rue Rigollot.
Emilien Ségard, 22 ans, peintre en voitures, route de Rouen, 223.
Georges Morel, 42 ans, cordonnier, route de Rouen, 109.
Léopold Lebrun, 34 ans, tisseur, place de la Tuerie, 6.
Victor Boutilly, 41 ans, fabricant de cannes, rue du Coq.
Les six premiers dont l’arrestation a été maintenue, ont été dirigés sur le beffroi où ils ont passé le reste de la nuit. Ils seront poursuivis pour coups et blessures.
Parmi eux se trouve Fasquel qui a été conduit ce matin au commissariat du 4e arrondissement où il a subi un nouvel interrogatoire. Mis en présence de Lepied, blessé à la tête, ainsi que nous l’avons dit hier, il a été reconnu par ce dernier comme étant Fauteur du coup de canne.
Enfin parmi les six individus remis en liberté se trouve le jeune Tarlier qui, au dire des agents, aurait porté des coups à Me Roux, avocat. Me Roux s’est tenu pendant toute la première partie de la réunion, près du groupe des anarchistes et à un certain moment il dut reculer pour ne pas être entraîné dans l’échauffourée. Il a affirmé n’avoir reçu aucun coup le canne ; cependant les agents maintiennent avec énergie qu’il a reçu un coup de Tarlier.
C’est en raison de ces affirmations que le jeune Tarlier est poursuivi pour violences.
Quant à ce pauvre Boutilly, citoyen inoffensif, assidu de toutes les réunions publiques, remis en liberté sur la demande de M. Férail, conseiller municipal, il sera également poursuivi pour violences.
Boutilly a peut être été l’un des plus maltraités. C’est sur lui d’abord que les manifestants se sont acharnés. Frappé par derrière sur la tête et dans le dos, il se défendit et frappa à son tour. Des agents l’ont vu et demain il ira s’asseoir sur le banc des prévenus. Boutilly n’est pas anarchiste, il n’est même pas socialiste. Il est républicain et plus d’un homme politique s’honore de son amitié. Pourquoi aussi va-t il s’aventurer en de tels lieux ?
Bref, sur une cinquantaine de personnes qui ont frappé, douze au plus sont poursuivies.
Les six anarchistes maintenus en état d’arrestation ont été extraits du beffroi à trois heures pour être conduits au parquet. Depuis un quart d’heure, deux cents personnes stationnaient tant sur la place au Fil que dans la rue des Chaudronniers.
Des groupes d’agents arrivant de divers côtés s’engouffraient dans le beffroi et bientôt on se demanda si notre vieille prison municipale serait suffisante pour les contenir tous,
— Combien sont-ils d’anarchistes au beffroi ? demandaient les curieux.
— Six, répondait-on. A trois heures, M. Mafflart, inspecteur de police, sort du Beffroi suivi d’agents, auxquels il donne l’ordre de faire évacuer les abords. Un agent apporte un pardessus en loques qu’il remet à une femme. C’est le pardessus de l’anarchiste Desprez.
Enfin, les prévenus sortent escortés d’une vingtaine d’agents.
— A bas les jésuites ! crie Desprez en descendant les marches du Beffroi.
Ce cri n’a aucun écho. Et le cortège se dirige vers le Palais de Justice par le marché Lanselles, les rues Saint-Martin, Henri IV et Cormont. Un cordon d’agents empêche les curieux de suivre les anarchistes.
Devant les grilles du palais, une vingtaine de personnes attendent.
Les anarchistes sont traduits dans le bureau du chef du parquet qui procède à l’interrogatoire.
Pendant ce temps, des agents stationnent à toutes les portes du Palais de Justice, et leur présence ne manque pas d’attirer les curieux.
A quatre heures et demie, plus de deux cents personnes sont groupées dans la rue Robert-de-Luzarches.
La sortie des prévenus par la rue Victor-Hugo, absolument déserte, est passée inaperçue. Le public se morfondait du côté opposé.
Les six anarchistes ont été conduits à la prison de Bicêtre par les boulevards.
Les douze prévenus comparaîtront aujourd’hui mardi à l’audience correctionnelle.
Les mesures d’ordre les plus rigoureuses seront prises en vue d’empêcher toute manifestation.
Le Progrès de la Somme 15 février 1898