
Le Monde illustré, 2 juin 1888.
COUR D’ASSISES DE LA SEINE. Présidence de M. le conseiller Godin
Audience du 6 septembre 1888 AFFAIRE LUCAS-SAULNIER. — LA MANIFESTATION DU PÈRE-LACHAISE. —- ENTRE ANARCHISTES
Au mois de mai de chaque année, le 27, les communards, qu’ils s’appellent anarchistes, socialistes, communistes ou possibilites, vont au Père-Lachaise déposer des couronnes sur la tombe des fédérés. Couronnes d’immortelles bien entendu, en dépit de leur incrédulité touchant l’immortalité de l’âme. Mais, bah ! cette contradiction n’est pas faite pour les arrêter. Pourvu que l’immortelle soit rouge, ils n’en demandent pas davantage.
Or, le 27 du mois dernier, ces messieurs procédaient à leur cérémonie traditionnelle lorsqu’un sieur Rouillon se présenta porteur d’une couronne envoyée par le Comité révolutionnaire central. Couronne et porteur déplurent à la foule qui protesta par des cris. Plus furieux qu’un autre, l’anarchiste Lucas tira sur Rouillon, mais, manquant son homme, il atteignit gravement deux autres manifestants, les nommés Loignon et Gugenberger.
Bravement, Lucas voulut s’enfuir, mais on parvint à l’arrêter. Tout d’abord son exaltation fit penser qu’il était fou — (on croit si facilement à la folie de nos jours !) — mais Lucas refusa de se soumettre à tout examen, et le voici sur les bancs criminels.
A côté de lui vient s’asseoir un second anarchiste, le sieur Saulnier. Il est accusé de complicité pour avoir excité Lucas à tirer sur Rouillon.
M. l’avocat général Flandrin occupe le siège du ministère public.
Au banc de la défense sont assis Me Puech, pour Lucas, et Me Crémieux, pour Saulnier.
Sur la table des pièces à conviction, la grande couronne rouge. Elle a, dans la lutte, perdu les neuf dixièmes de ses immortelles et semble un vieil oiseau déplumé.
Cela dit, voici les faits tels qu’ils résultent de l’acte d’accusation lu à l’audience par M. le greffier Fauche :
Les partis révolutionnaires ont coutume de se réunir le 27 mai de chaque année au cimetière Père-Lachaise pour déposer des couronnes sur les tombes des combattants de la Commune qui ont été tués dans l’insurrection de 1871.
Ces partis sont extrêmement divisés entre eux : les possibilites et les blanquises, qui représentent deux fractions du parti anarchiste*, ont dans diverses réunions publiques, rompu violemment avec le parti dont le journal l’Intransigeant est l’organe.
Le 27 mai 1888, à deux heures du soir, quinze cents personnes étaient massées dans le cimetière du Père Lachaise, à proximité d’un mur près duquel ont été inhumés des fédérés, et qui est, à cause de cela, désigné sous le nom de mur des Fédérés.
L’accusé Lucas était monté sur ce mur tenant à la main un drapeau noir ; — à côté de lui, Saulnier également monté sur le mur agitait un gourdin.
Le sieur Bouillon arrive porteur d’une couronne envoyée par le comité révolutionnaire central. Il se disposait à l’accrocher au mur des fédérés quand plusieurs assistants l’ayant pris pour un délégué du journal L’lntransigeant se mirent à pousser les cris : « A bas Rochefort 1 A bas Boulanger ! C’est la couronne des traîtres ! Vive la commune ! Vive l’anarchie 1 »
Rouillon dut se débattre pour empêcher qu’on ne lui arrachât sa couronne des mains.
Pendant qu’il s’efforçait, en se haussant sur la pointe des pieds, de fixer la couronne au mur, Lucas remit son drapeau à Saulnier et, sortant de sa ceinture un revolver, il le braqua sur Rouillon en lui disant : « A toi la première, Rouillon ! » — « Tire ! tire donc ! lui cria Saulnier ».
Un premier coup partit, et Rouillon ne fut pas atteint, Lucas reprit alors : « Je t’ai manqué la première fois, Rouillon, mais je ne te manquerai pas la deuxième. » Et il fit feu deux fois encore, excité par Saulnier qui gesticulait avec son gourdin.
L’une des trois balles se perdit ; une autre frappa un sieur Loignon au pied ; la troisième blessa gravement dans le dos un sieur Gugenberger.
La foule se rua sur les accusés et les aurait écharpés s’ils n’étaient parvenus à s’enfuir. Lucas, se laissant glisser derrière le mur, se sauva à travers les jardins du voisinage, Saulnier ne dut son salut qu’à la protection des agents de l’autorité.
Dans un premier interrogatoire, Lucas a déclaré qu’il avait tiré sur Rouillon pour lui donner une leçon,et parce qu’il faisait toujours le malin, et qu’il abusait de sa force. Je voulais frapper Rouillon avec mon drapeau, dit-il, mais Saulnier me l’a pris des mains et m’a engagé à me servir de mon revolver… Je voulais empêcher Rouillon de fixer sa couronne au mur, parce que c’était une honte de la laisser mettre par ceux qui avaient porté au pouvoir le général Boulanger, alors que celui-ci avait fait fusiller des gens en 1871. »
Dans d’autres interrogatoires, Lucas a modifié ses premières réponses en soutenant qu’il avait tiré au hasard sans viser et sans chercher à atteindre Rouillon. Ce système de défense est inadmissible.
Depuis longtemps Lucas avait une grande animosité contre Rouillon. Il l’a interpellé par son nom en lui disant que s’il l’avait manqué une première fois, il ne le manquerait pas une seconde. Ce propos, entendu par plusieurs témoins, ne peut pas laisser de doute sur la volonté homicide.
Saulnier, après avoir longtemps cherché à nier, a désormais reconnu qu’il était monté sur le mur à côté de Lucas ; il l’a aidé et assisté dans la tentative de meurtre en le débarrassant de son drapeau pour lui laisser la liberté de ses mouvements; il l’a provoqué par ses excitations réitérées.
Non seulement Lucas affirme que son complice a crié à plusieurs reprises : « Tire, tire donc ! » mais ces paroles ont été entendues par divers témoins et notamment par le sieur Desplats.
Les blessures reçues par Loignon et par Gugenberger ont été assez graves. Loignon, atteint au pied, a subi une incapacité de travail de six semaines et il a conservé une gêne dans la marche qui ne cessera que dans un certain temps.
Gugenberger avait été frappé dans le dos, près de la colonne vertébrale. La blessure a amené des complications qui ont inspiré de graves inquiétudes, et la maladie n’aura pas duré moins de trois mois.
Lucas, qui est affilié au groupe des Libertaires, est un des membres les plus actifs du parti anarchiste.
Saulnier a été condamné deux fois pour outrage aux agents de l’autorité et une fois pour vol.
En conséquence….. Tels sont les faits à l’occasion desquels Paul-Auguste Lucas, tourneur en cuivre, est accusé : 1° de tentative d’homicide volontaire sur Rouillon ; 2°e de tentatives d’homicides volontaires sur Loignon et sur Gugenberger, mais avec l’intention de tuer Rouillon.
Désiré-Etienne Saulnier, tourneur sur bois, est aussi accusé de complicité dans ces divers crimes.
Interrogés par M. le président Godin sur leur identité, Lucas et Saulnier déclinent à voix énergique leurs noms, âges et professions.
Lucas a trente-six ans. Petit, vêtu de noir, la tête presque dénudée, le nez étroit, la lèvre mince, les oreilles absolument détachées, l’air très vif, très intelligent, il a quelque chose d’un ouistiti, ce qui, notez le bien, n’a rien de désobligeant. Un mouvement nerveux de la main, qui passe à tous moments sur le visage et semble chercher une moustache absente, complète d’ailleurs la ressemblance.
Visage énergique, chevelure épaisse, grosse moustache noire, Saulnier offre un aspect beaucoup plus ordinaire. Une blouse blanche et un foulard lie de vin, n’en rehaussent guère l’aspect.
M. le président. — Lucas, il résulte de vos déclarations à l’instruction que vous avez eu une existence difficile. Fils d’un blanchisseur, vous êtes venu a Paris, dès l’âge de 8 ans.
Lucas. — J’ai toujours travaillé. Mon père a été tué dans son travail.
M. le président. — Vous vous êtes affilié au groupe des anarchistes libertaires depuis longtemps ?
Lucas. — Oui, Monsieur. M. le président.
M. le président.— Ce groupe est en hostilité avec le groupe des blanquistes ?
Lucas. — Oui, nos principe sont en désaccord.
M. le président, sans plus tarder, arrive à la scène du cimetière.
J’étais allé au cimetière, dit Lucas, pour vendre des journaux, et, dès le matin, j’avais bu quelques verres d’absinthe. Je suis resté chez le marchand de vins jusqu’à 11 heures.
M. le présidant. — Vous n’aviez pas que des journaux?
Lucas. — J’avais aussi mou revolver. M. le président.
M. le présidant. — Et un drapeau ?
Lucas. — Sur lequel était inscrit : « Aux martyrs de Chicago ! » Il était dissimulé dans un journal. Je portais la hampe à la main. Arrivé seul au Père-Lachaise, j’ai déployé mon drapeau, et tout le monde m’a suivi.
M. le président. -— Avez vous vu Saulnier, à ce moment ?
Lucas. — Non, monsieur. D’ailleurs, je ne le connaissais pas.
M. le président. — Les témoins établissent le contraire.
Lucas. — Oh ! je le connaissais de vue, pour l’avoir rencontré dans des réunions publiques.
M. le président. — Au tombeau de Blanqui, où vous êtes allé tout d’abord, la foule a déjà crié : « Mort aux traîtres. »
Lucas. — Oui, monsieur le président .
M. le président. — Vous avez quitté la tombe et êtes allé au mur des fédérés. Que s’est-il passé là ?
Lucas. — Là, on m’a fait observer que mon drapeau ne se voyait pas. Alors je suis monté sur le mur pour l’y attacher.
M. le président. — A ce moment vous avez vu arriver l’autre groupe ?
Lucas. — Oui, nous avons vu le groupe porteur de la couronne de l’Intransigeant. Alors, pour effrayer ce groupe, j’ai tiré trois coups de revolver pour faire fuir ceux qui le composaient.
Le président. — Eh bien, M. Rouillon ne portait pas la couronne de l’Intransigeant ; il portait celle du comité central révolutionnaire.
Lucas. —Je me suis trompé, j’ai cru qu’il portait celle de l’Intransigeant, le journal traître qui acclame Boulanger. Au surplus, je ne peux rien préciser. Monté sur le mur, je n’ai vu que des batailles entre les deux groupes de la foule, mais n’ai rien distingué.
M. le président.— Ne vous a-t-on pas pris votre drapeau?
Lucas. — Oui ; quelqu’un me l’a pris.
M. le président. — Qui ça?
Lucas.—Je l’ignore; c’est quelqu’un qui était à gauche de moi sur le mur.
M. le président. — Cette personne vous a-t-elle dit ; « tire ! tire donc ! »
Lucas. — J’ai cru l’entendre.
M. le président. — Etait-ce Saulnier ?
Lucas. — On me l’a dit, mais je l’ignore.
M. le président. — Avez-vous visé Rouillon ?
Lucas. — Non, monsieur. Il était trop près de moi pour que je le manque si je l’avais visé.
M. le président. — Vous avez dit le contraire à l’instruction. Vous avez dit : je voulais blesser le porteur de la couronne de l’Intransigeant.
Lucas. — Je répète que le jour de l’affaire je n’avais pas la tête à moi. Je ne voyais vraiment personne devant moi.
M. le président. — Il y avait pourtant quinze cents personnes devant vous !
Lucas. — Je ne saurais le dire.
M. le président. — Qu’avez-vous fait, après que vous avez en tiré vos trois coups de revolver ?
Lucas. — J’ai suivi le mur, et je suis tombé de l’autre côté.
M. le président. — Oh, vous vous êtes volontairement laissé choir en vous tenant par les mains, sinon, vous vous seriez blessé, car le mur a huit mètres de haut. Le propriétaire du jardin dans lequel vous vous êtes laissé glisser déclare que vous n’aviez pas du tout l’air ému?
Lucas. — Il est possible que la secousse cette scène m’ait dégrisé.
M. le président. — Vous avez voulu fuir et vous cacher chez Soubrié ?
Lucas. — Je ne voulais pas fuir ni me soustraire à la justice.
M. le président. — Que vouliez-vous donc ?
Lucas. — Me soigner, car en tombant je m’étais blessé gravement au genou. Une fois guéri je me serais livré volontairement à la justice.
L’interrogatoire de Lucas est terminé. M. le président interroge alors le second accusé, SAULNIER.
M. le président.—Saulnier, vous avez été condamné pour vol?
Saulnier. — Oh ! c’est pour avoir caché deux petites cuillères en étain!…
M. le président. — Connaissiez-vous Lucas ?
Saulnier. — Nullement, Monsieur.
M. le président. — Et Rouillon, le connaissiez-vous?
Saulnier. — Je l’ai connu au Comité révolutionnaire de Charenton, en 1880. C’est un comité blanquiste adhérent au Comité révolutionnaire central.
M. le président. — Vous avez quitté ce comité-là ?
Saulnier. — Oui, ayant à travailler, je n’ai plus le temps de m’occuper de toutes ces choses.
Saulnier raconte alors qu’il est allé au Père-Lachaise par pure curiosité, « pour passer un moment ».
M. le président. — Vous aviez un gourdin ?
Saulnier. — Non, monsieur : je n’avais rien du tout.
M. le président. — Avant d’aller à la tombe des fédérés, vous êtes allé au tombeau de Blanqui ?
Saulnier. — C’est une grave erreur.
Arrivant à la scène du mur des fédéré, il déclare n’être monté sur le mur que pour mieux voir le spectacle. Mais, il n’a jamais, dit-il, pris le drapeau de Lucas, et il ne lui a pas donné le conseil de tirer.
M. le président. — Les employés du cimetière vous reconnaissent et votre blouse blanche vous désignait spécialement à leurs regards.
Saulnier. — Ils se trompent.
M. le président. — Avez-vous vu le revolver de Lucas ?
Saulnier. — Non ; j’ai seulement entendu les coups de feu.
M. le président. — La foule s’est indignée contre vous ?
Saulnier. — Elle m’a maltraité ; mais je ne le méritais pas. Elle se trompait en effet.
M. le président. — Mais vous aviez un gourdin ?
Saulnier. — Je n’en avais pas.
Me Crémieux (à Lucas). — N’y avait-il pas plusieurs personnes sur le mur du cimetière ?
Lucas. — En effet, il y avait cinq ou six individus.
Me Crémieux. — N’est-ce pas par les journaux que Lucas a appris le nom de Saulnier ?
Lucas. — C’est exact. Je n’ai fait que rapporter à l’instruction ce que j’avais lu dans les journaux, n’ayant été arrêté qu’au bout de quarante-huit heures.
M. le président. — Pourquoi cela ?
Lucas. — Rouillon avait porté au journal le Cri du Peuple un récit mensonger des faits. J’ai appris que Saulnier était de son groupe et, alors, j’ai raconté au juge comme vérité et pour me venger de Rouillon, les mensonges qu’il avait racontés au journal le Cri du Peuple.
L’interrogatoire des accusés est terminé. On entend alors les différents témoins.
M. le docteur Descoust, médecin expert, appelé le premier, explique la nature des blessures faites à Loignon et Gugenberger.
Le premier n’a pu travailler pendant quarante jours. Le second n’a pas pu le faire pendant trois mois.
Madame Elisa-Laure Loignon, couturière, accompagnait son mari au Père-Lachaise. Elle a vu Lucas porteur d’un drapeau noir s’asseoir sur le mur. Près de lui se trouvait un homme en blouse blanche, porteur d’un gourdin.
— J’avais mon petit bébé à côté de moi, dit-elle.
C’était bien sa place, en vérité !
— L’homme en blouse blanche, continue-t-elle, a pris à Lucas son drapeau. A ce moment Lucas a ajusté M. Rouillon en disant : « A toi la première, Rouillon. »
— (Sur interpellation). Quand j’ai vu que mon mari était blessé, je me suis écriée : «Gredin, va ! je voudrais qu’il ait dans la tête la balle que mon mari a dans le pied. »
M. Ernest Souchard, sculpteur, ne répond pas à l’appel de son nom. M. le président donne alors lecture de sa déposition, qui confirme de tous points l’exposé des faits tel qu’il résulte de l’acte d’accusation.
M. Leprétre (Arthur-Jules), conservateur du cimetière du Père-Lachaise, se trouvait à quarante mètres du mur à l’heure de la scène du 27 mai. Au moment où la foule criait : « A bas les traîtres ! » il y avait, dit-il, quatre ou cinq individus à cheval sur le mur. Il a vu Lucas brandir un drapeau, puis tirer des coups de feu. C’est tout ce qu’il sait de l’affaire.
M. Edouard Cartier, sous-brigadier des gardes du cimetière, au Père-Lachaise.
Arrivé sur place après les coups de revolver, le témoin a vu deux hommes sur le mur.
Il reconnaît Lucas et Saulnier pour ces deux hommes.
M. le président. — Ne vous a-t-il point frappé ?
Le témoin. — On m’a frappé d’un coup de bâton destiné à Saulnier. On a même cherché à m’arracher mon épée pour l’en frapper. Mais les coups que j’ai reçus ne m’étaient évidemment pas destinés.
M. Joseph Gugenberger, moulurier, l’une des victimes de Lucas, rapporte la scène du 28 mai. Sa déposition corrobore en tous points l’acte d’accusation.
— Vous n’avez cependant pas vu Saulnier exciter Lucas à tirer ? objecte l’un des défenseurs.
Le témoin. — Je crois bien, je tournais le dos au mur ! La preuve c’est que j’ai été blessé dans le dos.
M. Jean-Baptiste Loignon, sculpteur, l’autre victime de Lucas, est sourd comme un pot.
C’est tout juste s’il a entendu les coups de revolver. Ne lui demandez donc pas s’il a entendu les paroles de Lucas ou celle de Saulnier.
M. LE PRÉSIDENT. — Avez-vous vu les deux accusés sur le mur ?
Le témoin. — Je les ai bien vus.
M. le président.—L’homme à la blouse blanche s’appelait-il Saulnier ?
Le témoin. — Je l’ai entendu dire (hilarité prolongée dans l’auditoire).
M. Emile-Louis Rouillon, cordonnier, était porteur de la couronne du Comité révolutionnaire central, quand il s’est entendu interpeller: «A toi Rouillon, je t’ai manqué aujourd’hui, je ne te manquerai pas demain ! »
La colère m’a pris, poursuit-il, j’ai arraché à Lucas son drapeau noir et il est tombé du mur. Saulnier était sur le mur ; je l’ai parfaitement reconnu.
Je ne charge ni l’un ni l’autre des accusés, car ce n’était pas de moi qu’il s’agissait ; c’est moi que l’on visait; c’est mon parti, mon groupe. Je ne leur en veux pas…
Le témoin se lance alors dans des digressions politiques qui n’ont rien à voir à l’audience de la Cour d’assises. Il parle beaucoup, il parle de tout, il parle de la police, il parle d’Eudes, mais on n’y comprend pas grand chose.
M . Gustave-Pierre Grenier, portefeuilliste. Le témoin a vu, sur le mur, Lucas et Saulnier. Il a vu Lucas tirer dans une direction que lui indiquait Saulnier.
M, Victor Doussinaud, monteur en bronze, a vu Lucas et Saulnier très exaltés, et a vu ce dernier brandir une hampe de drapeau.
M. Jules-Adolphe Desplat, cordonnier, a vu très distinctement Saulnier prendre de la main de Lucas le drapeau qu’il tenait et le brandir de la main droite tandis que Lucas tirait.
M. le président. —Dans quelle direction Lucas a-t-il tiré ?
Le témoin. — Dans la direction du peuple.
M. l’avocat général. — Saulnier excitait-t-il Lucas ?
Le témoin. — Oui, Monsieur, mais je dois dire qu’il avait passé sa nuit aux Halles et qu’il avait dû boire quelque peu. Il n’était donc plus très maître de lui.
M. Charles-Antoine Delaye, ébéniste, ne sait qu’une chose, c’est que Lucas a crié « A bas Boulanger! » pendant qu’il criait, lui : « Vive Boulanger! »
C’est beau, la politique! Il a pourtant vu le drapeau noir agité par Lucas, pendant que Saulnier brandissait un gourdin.
MM. Louis – Victor Ronce , sculpteur, Calixte Trazy, gardien au cimetière du Père-Lachaise, et Gustave-Achille Bourdon, gardien au même cimetière, confirment les faits de l’accusation.
M. François Soubrié, employé à la Société coopérative de travail.
J’ai vu Lucas après la scène du 27. Il m’a raconté que la vue de la couronne de l’Intransigeant l’avait indigné. Il a ajouté qu’il avait tiré au hasard et qu’il était peiné d’avoir blessé des personnes.
— Ce n’est pas un homme que j’ai voulu tuer, m’a-t-il dit, c’est un parti ! le parti boulangiste !
M. le président. N’avez -vous pas recueilli Lucas chez vous?
Le témoin. — Si j’ai recueilli Lucas chez moi, c’est par pure humanité. J’ai voulu imiter la citoyenne Louise Michel.
Sur interpellation. — Lucas est très nerveux et les libations du matin et les cris de la foule ont bien pu l’exalter outre mesure. J’ajoute que Lucas est très bon pour les camarades. C’est à lui que je dois ma situation.
L’audition des témoins à charge est épuisée. On entend alors quelques témoins à décharge. Mme Prudence Lucas, sœur de l’accusé, donne au jury des renseignements précis sur l’état mental de l’accusé. Père, oncle, frère, tous seraient morts de maladie nerveuse ! Lucas serait le dernier de quatorze enfants dont treize seraient morts de méningite !
Cette déposition provoque les larmes de Lucas qui cache sa tête dans ses mains et sanglote.
D’autres témoins, cités à la requête de Saulnier, donnent sur son compte de bons renseignements. C’est en simple curieux, disent-ils, que Saulnier, voisin du cimetière, est allé voir la manifestation.
L’audition des témoins terminée, M. le président fait connaître au jury que la question subsidiaire de coups et blessures lui sera posée, et il donne la parole à M. l’avocat général Flandrin
Le ministère public a requis un verdict de culpabilité, et le jury, après avoir entendu les plaidoiries des défenseurs, Me Puech et Crémieux, a déclaré Lucas coupable de tentative homicide, et Saulnier non coupable.
En conséquence, la Cour a condamné Lucas à cinq années de réclusion.
Saulnier a été, sur le-champ, mis en liberté.
Le Droit 7 septembre 1888
* Les blanquistes et les possibilistes sont deux fractions du socialisme mais n’ont rien à voir avec l’anarchisme.