Renard. Photo anthropométrique Alphonse Bertillon. Collection Gilman. Métropolitan museum of art. New-York

ASSISES DE LA SEINE Présidence de M. le conseiller Benoît

Audience du 12 octobre 1893 LA BANDE RENARD. — LE PILLAGE DE L’HOTEL DE

PANISSE-PASSIS. — VOLS QUALIFIÉS.

L’audience est ouverte à midi moins dix minutes.

Avant d’aborder l’examen des faits relatifs au pillage de l’hôtel de M. le marquis de Panisse-Passis, M. le président fait entendre quelques témoins dont les noms ont été indiqués hier par l’accusé Latrompette.

L’un de ces témoins, contrairement aux allégations de cet accusé, affirme que Latrompette n’a jamais demeuré chez lui.

On entend ensuite, mais seulement en vertu du pouvoir discrétionnaire de M. le président, un condamné à une peine afllictive et infamante, un individu qui s’avance à la barre revêtu du costume pénitentiaire, — c’est un sieur Lapret, qui a connu Tajan sous le nom d’Alleaume.

J’ai été arrêté en même temps qu’Alleaume, qui me donnait l’hospitalité. Je lui avais demandé de me procurer les moyens de gagner Londres, où j’ai des parents, des amis, des connaissances. J’ai vu chez lui Dubreuil et Nicolle.

Alleaume avait chez lui une malle qui était excessivement lourde. A un moment donné, il me pria de lui faire une commission, d’aller lui porter une montre à réparer. Au moment où j’arrivais au premier étage, une bande d’agents, M.Goron en tête, fit irruption dans l’escalier. M. Goron me demanda d’où je venais et me mit aussitôt en état d’arrestation. Voilà tout.

D. Mais vous oubliez le plus intéressant. N’avez-vous pas assisté, auparavant à l’ouverture de la malle !

R. Oh ! oui. On a ouvert la malle ; elle était pleine de soie ; Dubreuil en a sorti un coupon de soie rouge, en disant : « C’est joliment beau, ça! »

D. Eh bien, Dubreuil ?

Dubreuil — Tout cela est faux, monsieur le président.

Lapret. — M. Dubreuil a ajouté : « II y a là de quoi faire un joli costume pour la vieille ! »

Dubreuil. — C’est faux ! c’est faux !

D. Lapret, n’avez-vous pas aussi vu Nicolle?

Lapret. — Oui, monsieur, du moins je le crois.

Nicolle. — Non, je proteste, c’est faux.

D. MM. les jurés apprécieront.

Tajan. — Monsieur Lapret aura pris Nicolle pour l’un des deux jeunes gens chez qui nous prenions pension ?

Lapret. — C’est possible.

D. Voyons, Lapret, l’un de ces deux jeunes gens était-il avec Dubreuil ?

Lapret. – Je ne crois pas, je ne me souviens pas.

D. Puisqu’il est établi, Nicolle, par votre aveu même, que vous êtes allé avec Dubreuil chez Tajan, il est bien certain que c’est vous qui, à ce moment-là, avez été vu par Lapret?

Nicolle. — Non, monsieur, je proteste.

D. — MM. les jurés apprécieront. On emmène le vieux récidiviste, tout content d’avoir pu, grâce à sa comparution, rompre le silence obligatoire de la maison centrale, et tout fier d’avoir entendu M. le président rendre hommage « à sa sincérité ». Ce doit être la première fois que pareil compliment lui est fait.

M. le président, en vertu de son pouvoir discrétionnaire, donne lecture de deux rapports de police relatifs à Latrompette. Ils ne font que confirmer ce qui a été dit hier, relativement aux fréquents changements de noms de Latrompette.

Celui-ci répond que « tout ça, c’est une vengeance de l’inspecteur de sûreté Paris, qui lui en veut. »

On arrive enfin au vol commis chez M. le marquis de Panisse-Passis, dont Renard, Tajan et Jably sont les auteurs principaux, et les époux Fraise sont les complices par recel.

D. Messieurs les jurés, vous vous souvenez des circonstances de ce vol. Le 27 janvier dernier, entre cinq et six heures du soir, cinq individus se présentèrent, 24, avenue Marceau, à l’hôtel de M. le marquis de Panisse-Passis. L’un d’eux, qui portait la rosette d’officier de la Légion d’honneur et se disait commissaire de police, déclara aux concierges, les époux Quezel, qu’il venait arrêter M. de Panisse, coupable d’avoir touché à la Compagnie de Panama un chèque de 30,000 francs, et le concierge, coupable de l’avoir touché. Cet individu était porteur de papiers à entêtes officiels. Les deux concierges furent gardés à vue dans deux pièces différentes.

L’un des individus se mit dans la loge de concierge, affublé de son tablier et coiffé de sa calotte, afin de pouvoir répondre aux personnes qui auraient pu arriver. Puis, jusqu’à minuit, l’hôtel fut littéralement mis au pillage ; le vol a une importance totale de deux cent mille francs. Argent, bijoux, tableaux, objets d’art, presque tout fut emporté, sous la direction du faux commissaire de police, dans une voiture amenée tout exprès. Puis, les cinq malfaiteurs partirent le plus tranquillement du monde, laissant les deux concierges toujours ligotés. Ceux-ci réussirent enfin à se délier, et appelèrent des agents qui passaient.

Les soupçons se portèrent, un peu par hasard, sur Alleaume, c’est-à-dire sur Tajan, qui fut arrêté. Il a fait des aveux, mais s’est obstinément refusé à dénoncer qui que ce soit. Le jury a donc devant lui trois seulement des voleurs, Renard, Tajan, et Jably ; les deux autres n’ont pu être retrouvés. C’est Tajan qui a joué le rôle du concierge, c’est Renard qui a joué celui de commissaire de police. Malgré lui, Tajan a dénoncé deux des coupables,en les désignant sous les prénoms de « Julot » et d’« Amédée »; la police de sûreté a réussi à trouver qu’ « Amédée » c’est Renard, et que « Julot » c’est Jably.

Quant aux époux Fraise, ils ont avoué, et vous devrez leur tenir compte de leurs aveux.

Voyons, Fraise, vous maintenez ces aveux ? Vous saviez, en achetant les objets, qu’ils provenaient du vol de l’hôtel de Panisse ?

Fraise. — Oui, monsieur, il m’a dit que c’était son lot.

D. Et il a ajouté que le gros lot était parti pour l’Angleterre ?

R. Oui, monsieur. Mais j’ajoute que si la police, au lieu d’avoir perquisitionné chez moi en mon absence, m’avait demandé simplement si j’avais les objets, je lui aurais dit !

D. C’est bien, asseyez-vous. Et vous, femme Fraise, vous prétendez ignorer que les objets provinssent du vol Panisse?

R. Oui, monsieur.

D. Nous allons voir. On n’a pas l’habitude, quand on achète de la vieille argenterie, de la faire fondre; or, c’est vous qui, aussitôt l’achat des bijoux et de l’argenterie fait par votre mari, avez été acquérir des creusets, et emprunter une lingotière. Vous saviez donc que vous vous associez à une besogne peu propre ?

Femme fraise. — J’ai d’abord présenté à un essayeur un lingot tout fait; l’essayeur m’a dit que sous cette forme, il n’avait que peu de valeur, et qu’il fallait lui en donner une autre. C’est alors que, tout naturellement, j’ai été acheter des creusets et une lingotière. Je n’ai fait qu’exécuter les ordres de mon mari.

D. Pourquoi avez-vous donné à l’essayeur une adresse qui n’était pas la vôtre ?

R. Oh ! il y avait trois semaines seulement que j’avais quitté ce logement.

D. Eh bien madame, si vous ignoriez que les objets fussent volés, pourquoi donc avez-vous fait monter, chez M. Dussounier, des brillants provenant du vol ?

R. C’était simplement une commande faite à M. Fraise.

Tajan. —Parfaitement; c’est moi qui avais commandé une bague et un antre objet.

D. Cette explication serait vraisemblable si elle provenait de tout autre que de vous, Tajan.

Fraise. — Cependant, c’est absolument la vérité.

D. Une dernière charge, femme Fraise, pèse sur vous. Pourquoi donc, si vous êtes honnête, avez-vous gardé trois cuillères en argent provenant du vol ?

Femme fraise. Je ne sais si mon mari a commis une imprudence (sic), mais je n’ai rien volé.

Fraise. — Il s’agissait de petites cuillères non marquées, que j’avais mises de côté pour les rendre à Tajan

D. Du tout, vous les avez gardées, précisément parce qu’elles n’étaient pas marquées.

Levez-vous, Jalbv. C’est vous qui avez le surnom de « Julot ? »

Jalby. — Non, monsieur.

D. Qu’avez-vous fait après le vol?

R. Ayant appris qu’on avait arrêté douze personnes, et n’étant pas un homme posé, j’ai quitté mon logement.

D. Vous n’aviez donc pas la conscience tranquille! Avec qui avez-vous été arrêté ?

R. Avec Renard,

D. On a trouvé, chez votre beau-père, une valise remplie d’objets volés ?

R. C’est Tajan qui me l’avait confiée, en me disant qu’il allait se faire soigner à Saint-Louis pour une maladie de peau. Mais je ne savais nullement ce que contenait cette valise.

D. N’avez-vous pas vous-même songé à vous cacher dans un hospice sous un faux nom ?

R. Nullement.

D. Cependant, votre maîtresse l’a déclaré.

R. Je ne le crois pas.

D. Nous l’entendrons. Comment se fait-il que vous eussiez dans votre poche la clef ouvrant l’appartement que Renard occupait rue Blomet.

R. C’est une erreur, monsieur.

D. Cependant, cela est certain; ainsi, vous connaissiez entièrement Renard et Tajan. Enfin, la concierge vous reconnaît comme ayant joué le rôle du préfet de police?

R. Elle ne m’a pas reconnu.

D. Si fait; mais elle a déclaré que l’homme qui avait joué le rôle du préfet de police avait toute sa barbe. Or, au moment de votre arrestation, vous veniez, apprenant celle de Tajan, de couper vos moustaches. Mais, avec votre barbe, telle que vous l’avez aujourd’hui, elle vous a parfaitement reconnu.

R. Je proteste, monsieur, je suis absolument innocent !

D. Renard, levez-vous. Au moment de votre arrestation, vous avez avoué demeurer rue Blomet, parce que c’était, de tous vos logements, celui qui vous compromettait le moins. On y a cependant trouvé une formidable pince-monseigneur et trois barres de fer, destinées à forcer les coffres-forts. N’avez-vous même pas dit que la pince-monseigneur, toute particulière, qui a été trouvée chez vous, était de votre invention ?

Renard (souriant). — Oh! monsieur le président, elle n’est pas de mon invention !

D. Ainsi, vous aviez chez vous tout l’attirail d’un cambrioleur ?

R. (modestement). Oh! monsieur le président, j’avais tout simplement ce qui peut être utile pour faire de la police officieuse ! (Hilarité.)

D. Une lanterne sourde, de la poix, différents chapeaux, des lunettes de différentes couleurs, ont été saisies chez vous ?

R. Oui, j’ai la vue très sensible ! (Hilarité).

D. On a aussi trouvé un Bulletin des oppositions !

R. Oui, dans mes relations, il y a des personnes auxquelles cela peut-être utile.

D. Au moment de votre arrestation, Renard, vous étiez porteur d’un revolver chargé et d’un coup de poing américain ?

R. Pour ma sécurité personnelle.

D. Et vous, Jably, vous aviez aussi un revolver chargé?

Jably. — Il ne vaut rien !

D. Mais il était cependant chargé. Vous Renard, on a réussi, en se jetant brusquement sur vous, à vous empêcher de vous sauver. Mais vous, Jably, vous avez pris la fuite, et quand, au bout de deux cents mètres, on vous a arrêté, vous avez opposé la plus vive résistance, et déclaré qu’on pouvait vous mettre sur le dos tout ce qu’on voulait, jamais vous ne feriez votre temps.

Jably. — C’est faux! J’ai simplement dit aux agents qui me brisaient le poignet avec leur cabriolet, qu’il était inutile de me faire du mal et que je ne pouvais pas me sauver !

D. Les renseignements de police disent le contraire.

Jably. — Oh ! les renseignements de police, ils ne valent pas mieux que les miens! (sic).

M. le président donne lecture de l’interrogatoire subi par Renard devant M. le juge d’instruction, et qui relate tous les détails de l’ « opération » faite dans l’hôtel de M. de Panisse.

Renard a raconté qu’il était allé porter une bouteille de vin à Tajan, qui jouait le rôle de portier, il l’a trouvé « dormant consciencieusement ». Il a caressé les chiens et leur a donné du sucre. Il a décroché les tableaux de maîtres, qu’il a soigneusement emballés.

D. Vous vous connaissez en peinture ?

Renard (avec complaisance). — Oh ! depuis trente ans, monsieur le président.

Quand à tout ce que l’instruction n’a pu éclaircir, Renard refuse de s’expliquer, parce, dit-il « cela toucherait à la délation. » quant aux cartes de visite au nom de différents fonctionnaires, saisies chez lui, Renard s’en servait « afin, dit-il, d’éviter tout acte de violence. Cela me permettait de persuader les gens et de les amener à faire ce que je voulais. »

Renard avait, on s’en souvient, différents domiciles dans plusieurs quartiers de Paris, un notamment à Auteuil, rue Lafontaine, qui était littéralement encombré d’objets de toute espèce, et où se trouvaient notamment plusieurs tableaux volés à M. de Panisse, des elzévirs, etc,

D. Renard, vous vous connaissez donc aussi en livres ?

Renard. — Mon Dieu oui, monsieur le président ; c’est un goût de famille ! (Hilarité.)

Notons enfin que Renard avait un carnet renfermant toute une liste de vols à commettre.

Renard tient à expliquer, à sa façon, comment Jably se trouvait avec lui, et fait allusion à une affaire récemment jugée.

Renard.— Monsieur le président, j’ai, vous le savez, été en relations avec le contre-amiral de M… J’ai reçu de lui trois ou quatre lettres poste restante. C’est Jably qui m’a servi de commissionnaire, pour aller chercher ces lettres, et c’est ainsi qu’il a été arrêté avec moi. Mais il est absolument innocent!

M. le président revient ici sur un incident de l’audience d’hier; il s’agit de la condamnation prononcée en 1870 contre Adolphe Renard, à trois ans de prison, et que M. le président estime devoir s’appliquer à l’accusé Alfred Renard. Et, comme M. le président donne lecture au jury de certains procès verbaux de police représentant Renard comme un homme dangereux, Renard se contente de dire, en haussant les épaules : « Oh! monsieur le président, ce sont là des racontars dignes d’une imagination en délire ! »

Les détails abondent dans ce long débat. C’est ainsi que Monsieur le président, auxquelles les dossiers demandés par lui viennent d’être remis, est amené à revenir encore sur la personnalité de l’accusé Latrompette inculpé, on le sait, d’avoir participé au vol commis passage Violet, au préjudice de M. David. Il apprend à MM. les jurés que Latrompette a été condamné récemment pour abus de confiance par le Tribunal correctionnel de la Seine ; à quoi Me Silvy répond que son client a fait appel du jugement, que la Cour n’a pas encore statué, qu’au surplus, son client espère avoir bientôt désintéressé tous les plaignants ; et qu’enfin, en raison de l’appel de son client, la condamnation prononcée contre Latrompette n’existe plus et ne saurait être indiquée au jury.

La concierge du numéro 18, rue de la Douane, c’est-à-dire de la maison dans laquelle Latrompette habitait, donne sur lui les meilleurs renseignements. Mais elle ne l’a connu que sous le nom de Ferré.

Me silos. — Le 2 février, à quelle heure, le soir, M. Latrompette est-il rentré ?

le témoin. — Généralement, monsieur rentrait vers dix heures du soir.

Me Silvy. — Le témoin se souvient-il que, l’un des premiers jours de février, Latrompette était attendu par un sieur Martinet ?

Le témoin. — Oui, et ils sont partis ensemble.

Me Silvy. —Et, ce jour-là, il est rentré se coucher chez lui?

Le témoin. — Je le crois.

Arrive ensuite m. Paris, inspecteur au service de sûreté. C’est encore un témoin relatif à l’accusé Latrompette.

D. M. Paris, Latrompette prétend que vous lui en voulez ?

Le témoin. — Moi, mais nullement. J’ai simplement été chargé d’arrêter Latrompette, qui était inculpé de recel. Mais je ne lui en veux pas plus à lui que je n’en veux à toutes les personnes que je reçois l’ordre d’arrêter.

Latrompette. — Si fait ! le témoin a fourni sur moi des renseignements faux, me représentant comme le chef d’une bande qui dévalisait la banlieue. Les journaux l’ont raconté ; et, à ces journaux, on m’a dit que les renseignements venaient de la préfecture, c’est-à-dire du témoin. Pendant ma détention — et j’ai été mis hors de cause sans débat — M. Paris couchait dans mon lit et se faisait adresser, à mon domicile, des bouteilles d’eau-de-vie dont on m’a ensuite réclamé le paiement ! M. Paris m’en veut et c’est lui qui, avec le concierge du passage Violet, a monté le coup contre moi et m’a impliqué dans le vol commis au préjudice de M. David, auquel je suis resté absolument étranger.

Le témoin. — J’ai, depuis huit ans, été plusieurs fois chargé de surveiller et d’arrêter Latrompette ; c’est à cause de cela sans doute qu’il prétend que je lui en veux. Je suis convaincu qu’il est l’instigateur du vol commis au préjudice de M. David. S’il s’est caché sous le faux nom de Ferré, c’est sans doute qu’il avait de bonnes raisons pour cela !

Mais voici la concierge de l’hôtel de M. de Panisse :

Femme Quezel, concierge, 20, avenue Marceau. — Nous étions dans la loge, mon mari et moi, vers cinq heures du soir, quand on a sonné; nous avons tiré le cordon. Renard est rentré le premier; si je me souviens bien, ils étaient trois. Renard a demandé qu’on allumât le gaz, parce qu’ils avaient besoin de lumière. Il nous a présenté un papier où il y avait en tête : « Au nom de la Loi ». C’était un mandat d’amener contre M. le marquis et contre mon mari, son complice, accusés d’avoir touché un chèque à propos du Panama. « Mais, ce n’est pas possible! » leur dis-je.

« Oh ! répartit Renard, il est inutile de nier, nous avons retrouvé les talons! » (Hilarité). Renard nous a alors intimé l’ordre de le conduire dans la chambre de M. le marquis et dans son cabinet.

Nous avons refusé, en disant qu’en l’absence de M. le marquis, personne ne pouvait pénétrer chez lui. Mais Renard a insisté, au nom de la loi, et dit qu’il n’y avait rien à dire quand la police ordonnait.

Mon mari a alors obéi, et est monté avec Renard au premier étage, pendant que Renard me faisait garder à vue dans la loge par un individu qu’il appelait brigadier. Quelque temps après, Renard a demandé, par le tuyau acoustique, qu’on me fit aussi monter dans le cabinet de M. le marquis.

Je reconnais très bien Tajan.

D. Et Jably?

R. Je ne puis rien affirmer.

D. N’était-ce pas lui qui jouait le rôle du préfet de police ?

R. Je ne me souviens pas et ne puis rien dire de précis.

Renard. — Pardon, Monsieur le président, Madame fait erreur. Ce n’était pas un mandat d’amener, mais un mandat de perquisition. (Hilarité).

Le témoin. — Quand je suis montée en haut, il m’a bien semblé que ce n’était pas de la vraie justice, et j’ai dit à Renard que nous étions dans un guet apens, mais il m’a vivement répondu de prendre garde à mes paroles, et qu’on n’insultait pas la justice dans l’exercice de ses fonctions. (Hilarité).

Renard. — N’ai-je pas traité Madame avec douceur ? N’est-il pas exact que je lui ai attaché les mains par devant et non par derrière ?

D. Oui, oui, c’est entendu. Témoin, voyons, reconnaissez-vous Jalby?

Le témoin. — Non. Je ne me souviens pas, je ne puis pas l’affirmer.

D. Mais vous avez cru le reconnaître à l’instruction

R. Aujourd’hui que je le vois bien, je ne puis affirmer qu’il y était, ni qu’il n’y était pas.

Renard. — Mme a reconnu vingt personnes, et nous n’étions que cinq. Son témoignage n’a donc pas une grande importance !

D. — Votre loge, madame, a été dévalisée ?

Le témoin. — Oui, monsieur.

Renard. — C’est par erreur; je voulais simplement prendre le superflu de M. de Panisse. (Hilarité).

Quezel (François), cinquante-trois ans, concierge, 24, avenue Marceau.

Je ne reconnais absolument que Renard; quant à Tajan et à Jably, je ne les ai pas vus.

Renard. — Le témoin a-t-il été brutalisé ? Je tiens à bien le faire préciser, car la violence me répugne.

Le témoin. — Je n’ai pas été frappé, mais j’ai été attaché avec des menottes anglaises, et ma femme l’a été également.

Renard. — Je me suis servi de menottes précisément pour ajouter à la persuasion que je voulais.

M. le président. — Cela suffit, asseyez-vous.

Un témoin, le marchand de vin qui est au n°26 de l’avenue Marceau n’a entendu que le bruit d’une voiture entrant sous la voûte de l’hôtel de M. de Panisse. Il a cru que c’était un omnibus du chemin de fer, et qu’on chargeait ou déchargeait des bagages.

Un autre témoin a vu une tapissière entrant sous la voûte. Mais au moment où il s’approchait de la porte, elle a vivement été refermée.

Renard. — Je ne veux dire que ceci : c’est que ce témoin se trompe. Ce n’était pas une tapissière.

On se souvient que les époux Fraise et Tajan ont prétendu que les bijoux commandés par la femme Fraise ne lui étaient pas destinés, mais avaient été commandés à son mari.

Le bijoutier vient déposer qu’en effet la bague était une bague d’homme.

D. (à la femme Fraise). — Et les boucles d’oreilles ?

Femme fraise. — Ce n’était pas pour moi.

Tajan. — Mais non, puisque c’était pour moi.

D. —Voyons, Tajan, vous ne portez pas de boucles d’oreilles en brillants ?

Tajan. — Bien sûr que non, mais ça me faisait plaisir d’avoir des boucles d’oreilles à offrir à quelqu’un. (Hilarité.)

Après l’audition de plusieurs autres témoins, l’audience est levée, et la suite des débats est renvoyée à demain.

Le Droit 13 octobre 1893

Lire le dossier : Avant Marius Jacob, la bande à Renard pillait les riches en se faisant passer pour la police.