La réunion de la salle Lévis. Sur le boulevard de Courcelles.

Longtemps avant l’heure fixée pour l’ouverture du meeting, deux heures, des groupes nombreux et animés stationnent dans la rue Lévis et aux alentours. Les anarchistes ont renoncé à tenir leur réunion préparatoire et s’exhortent les uns les autres.

Le service d’ordre, organisé par M. Honorât, inspecteur divisionnaire, et M. Florentin, officier de paix de l’arrondissement, est fait par des brigades des 9e, 16e et 17e arrondissements. D’autres brigades sont en réserve au lycée Condorcet et au poste de la rue Lebigre, où est centralisé le service. Un escadron de gardes de Paris à cheval est massé sur le boulevard des Batignolles.

Le bureau est composé des citoyens Naudet, président; Doremus, Assié, assesseurs; Denéchère et Gros, secrétaires.

Dans une courte allocution, le président explique le but de la réunion : depuis le 8 mars dernier, date du meeting des Invalides, la situation n’a fait qu’empirer, il faut aujourd’hui des résolutions énergiques.

Un des secrétaires, le citoyen Gros, lit un manifeste des anarchistes de Lille et Armentières, très violent, exhortant les meurt-de-faim à se lever contre les exploiteurs au cri de : « Vivre en travaillant ou mourir en combattant! »

Puis le secrétaire lit une adresse, également très violente, des réfugiés espagnols, encourageant les anarchistes à faire la Révolution ; une adresse des anarchistes de Genève disant qu’ « il ne faut plus demander, il faut prendre ».

Il donne ensuite lecture de deux adresses significatives. L’une des soldats de la garnison de Vincennes : « Camarades, dit-elle,voici longtemps que l’on s’occupe à discuter les moyens de faire la révolution. Il est temps de passer aux actes. Vos revendications sont les nôtres et nous vous soutiendrons. Nous n’attendons que le moment favorable pour montrer notre haine contre les galonnés. Pressez-vous, décidez vite, finissons-en et mourons en criant : La liberté ou la mort! »

La seconde, des soldats de la garnison de Paris est ainsi conçue : « Camarades ! nous souffrons les mêmes douleurs que vous, nous sommes prêts à nous mêler à vous. Nous aussi nous avons un crâne et sous ce crâne bouillonne une tempête. La culotte rouge a enfin compris le métier infâme qu’on lui fait faire.

Quand vous descendrez dans la rue nous nous mêlerons à vous pour cracher au cœur des gouvernants le plomb qu’ils nous ont donné. A bas les galonnés ! Vive la révolution ! »

Il termine en faisant connaître l’adhésion de la chambre syndicale des ouvriers coiffeurs.

La parole est au citoyen Piéron qui, dans une longue et violente diatribe, prêche la révolte. Il commence par con stater que, malgré le grand nombre des assistants, si tous ceux qui souffrent de la faim étaient venus, la salle aurait été trop petite. Il est regrettable qu’il n’y ait pas dans la salle un seul dirigeant qui prenne des notes pour pouvoir se rendre compte de la justice des réclamations des exploités II ne faut pas envoyer de délégation demander des se cours aux chambres, car on lui répondrait par un dédaigneux ordre du jour. On trouve des millions pour Grévy, pour Jules Ferry, pour les banquiers et les raffineurs, il n’y a rien pour les travailleurs sans pain et sans feu. Toutes les fois qu’on a proclamé la République, ceux qui l’ont faite n’avaient pour but que de s’enrichir aux dépens des travailleurs. Il est triste de constater à quel degré d’abaissement est tombé le gouvernement où Ferry a le triste honneur d’être le premier des gredins et le dernier des misérables, accouplé avec un autre misérable, Waldeck qui a osé ce que n’aurait jamais osé l’Empire, remplir les rues de ses sbires dans l’espoir de retremper sa popularité dans ce que l’histoire nomme une journée. O imbécile ! qui nous croit assez bêtes pour le prévenir le jour où nous voudrons le chambarder ! II faut adopter la résolution suivante : Les révolutionnaires de Paris, résolus à en finir avec l’exploitation, déclarent que si on ne leur donne pas ce dont ils ont besoin, ils le prendront, s’il le faut, les armes à la main.

Puis les citoyens Leboucher, Launay, Boulet, Tortelier, Roncet, Druelle, viennent déclarer qu’il ne faut rien attendre du gouvernement que des enquêtes comme celle de la commission des 44, et qu’il n’y a qu’un seul remède, la Révolution sociale.

Le président donne ensuite lecture d’un télégramme d’adhésion des anarchistes de Marseille.

Après le citoyen Rouits qui termine son violent discours par le cri : A mort Ferry ! A mort la clique parlementaire, le citoyen Crépin, socialiste, essaye de combattre la révolution immédiate qui ne peut aboutir qu’à des émeutes sans résultat.

Les anarchistes, en majorité dans la salle, commencent aussitôt un gigantesque charivari. Après une demi-heure de hurlements ininterrompus, agrémentés çà et là de coups de poings, on retire la parole au citoyen Crépin, qui est resté tout ce temps calme à la tribune, attendant que le silence lui permit de reprendre le développement de ses idées.

En vain un vieux citoyen vient réclamer la liberté de la tribune, le bruit redouble et augmente encore s’il est possible. Les citoyens Montant, Druelle et autres se succèdent à la tribune hurlant des phrases d’une extraordinaire violence qui tombent sur l’assemblée comme l’huile sur le feu. Enfin on adopte à l’unanimité une résolution analogue à celle du citoyen Piéron, et l’on sort lentement au chant redoublé de la Carmagnole.

Dehors, de fortes escouades d’agents font circuler la foule et des altercations bientôt suivies d’arrestations ont lieu entre agents et anarchistes. Un malheureux qu’ils ont pris pour un agent en bourgeois est violemment poursuivi par un groupe d’anarchistes et se réfugie sur un tramway qui passe. Les poursuivants s’y élancent à sa suite et il faut que M. Florentin, officier de paix, qui intervient, les menace de son revolver pour les obliger à se retirer. Dans la bagarre il reçoit sur la nuque un violent coup de casse-tête. Les agents s’emparent de toutes les rues avoisinantes et refoulent violemment les groupes. A ce moment arrivent les gardes à cheval et le reste des manifestants ne tarde pas à disparaître.

Une vingtaine d’arrestations ont été opérées, entre autres celle du citoyen Piéron. Quatorze ont été maintenues.

P. S.

Le Soleil 25 novembre 1884