Parquet du tribunal de 1ère instance de Mons
n°20215
Mons le 26 décembre 1879
Monsieur le procureur général
Comme suite à mon rapport du 24 courant, n°21137 et à mon télégramme de ce jour 26, j’ai l’honneur de vous informer que si la situation s’est améliorée au Grand Hornuys (?) à l’ouest de Mons, à Boufaux (?), au point que l’on peut considérer la grève comme terminée dans ces deux charbonnages, on constate au contraire partout ailleurs une obstination croissante chez les grévistes.
Cependant la tranquillité se maintient d’un bout à l’autre du bassin. Les ouvriers restent chez eux et sauf aux heures des réunions publiques, l’on peut parcourir des communes entières tant le jour que la nuit, sans en rencontrer un seul. C’est même le caractère particulier de cette grève ; alors que dans les coalitions précédentes on voyait des groupes d’ouvriers stationner sur les routes qui aboutissaient aux puits et tenir avec leur camarades par leur attitude menaçante. On les aujourd’hui s’appliquer, avec un soin extrême à éviter ce périlleux système d’intimidation.
Il s’en faut cependant que la dernière n’ait pas sa large part dans la situation ; seulement, il semble qu’on ait pris le parti de la faire régner par des moyens nouveaux : les manifestations, des meetings et des explosions répétées dont j’ai eu l’honneur de vous faire part.
Le premier de ces attentats a été commis à Quaregnon dans la nuit du 23 au 24, vers 3 heures ½ du matin, chez le surveillant Thomas, on a introduit sous le volet de la fenêtre une cartouche de dynamite qui, en éclatant l’a fracassé avec tout le mobilier de l’appartement qu’elle éclairait. L’explosion fut telle qu’on l’entendit de tout le village et que les vitres des maisons voisines et même le panneau inférieur de la porte de l’une d’elles volèrent en pièces.
Dans la nuit suivante, vers une heure, un attentat analogue fut commis à la Bouvery chez le porion Charvoye. Ici, la cartouche fut introduite dans un égout et l’explosion emporta dans la façade de l’habitation, un mètre carré de maçonnerie. Pour mieux assurer les effets de la mine, on avait calé la cartouche à l’aide d’une pièce de bois dont les débris laissaient apercevoir encore l’ouverture pratiquée au fer rouge dans laquelle la mèche était logée.
La troisième explosion a eu lieu dans la même nuit vers 12 heures ¼, à Flénu, chez le Borive (?) des Produits. Ici, on s’est borné à déposer sur le seuil, à l’extérieur, un flacon en fer blanc, rempli de poudre de mine ; l’engin, en sautant, brisa deux carreaux de vitre. Là se bornent les dégâts.
Dès la nouvelle de ces attentats, j’ai ouvert, avec monsieur le juge d’instruction Rollin, une enquête sur les lieux où nous nous sommes transportés avant-hier, hier et aujourd’hui. Les victimes sont unanimes à dénoncer dans ces méfaits la main des grévistes, mais elles ne peuvent porter leur soupçons sur personne. Si dans l’exercice de leur surveillance, elles ont pu causer du mécontentement et s’attirer des rancunes ; elles ne se connaissent pas d’hostilité déclarée. Aucune menace, d’ailleurs ne leur a été faite au cours de la grève.
D’un autre côté, les investigations, faites avec le plus grand soin dans tous le voisinage n’ont établi la présence de qui que ce soit sur les lieux ou aux abords, vers l’heure des attentats.
Cependant, dans l’affaire de Flénu, un individu nous a été signalé comme s’étant trouvé vers 11 heure du soir dans un cabaret voisin dont le maître, gréviste comme lui, a été congédié avec lui du charbonnage, il y a 6 mois sur le rapport de Borive. Ce cabaret était encore éclairé à l’heure de l’explosion. Personne néanmoins n’en est sorti pour s’enquérir de ce qui se passait.
D’un autre côté, une personne a entendu peu de temps avant la détonation, un individu fuyant par la rue voisine de la procession (?). Or, c’est dans cette direction qu’habite un gréviste sur surveillant Borive a fortement soupçonné, il y a trois ans d’un attentat analogue commis chez lui pendant la dernière grève.
Ce sont là des indices dont l’instruction fera demain son profit ; mais c’est avant tout sur les pièces à conviction que l’instruction peut compter dans cet attentat : le flacon, la mèche et un lambeau de papier de mine dont la charge était enveloppée. Ce papier d’une nature spéciale et d’une trame particulière, présente dans tous les Charbonnages, nous apprendra certainement à quelle exploitation le coupable appartient, la mèche pourra aussi, mais d’une manière moins certaine, conduire au même résultat. Quant au flacon, il présente une soudure relativement récente qui pourra devenir toute une révélation.
Les recherches les plus minutieuses sont prescrites dans l’ordre de ces idées, d’ores et déjà en voie d’exécution.
Dans les crimes de Quaregnon et de la Bouverie nous n’avons malheureusement pas les mêmes éléments d’investigation, nous ne savons qu’une chose, c’est que la dynamite, dont les effets caractéristiques ont été nettement constatés a été employée et nous sommes réduits à dresser la liste des ouvriers qui, dans les Charbonnages des environs, ont cette substance dans les mains et leur demander la justification de leur alibi. Il y a bien, il est vrai, ce détail qu’une lettre anonyme a été adressée naguère contre la victime de l’attentat de Quaregnon, Thomas, au Directeur de son Charbonnage, mais, outre qu’on n’en connaît pas précisément l’auteur, elle paraît se rattacher exclusivement à une concurrence de cabaret.
Je n’ai pas besoin de vous dire, monsieur le procureur général, quelle impression profonde ces crimes renouvelés ont produite sur l’ouvrier. Cette impression est entretenue par les réunions répétées des ouvriers.
En général, ces assemblées ne sont pas convoquées (?) : à l’heure voulue, les compagnons convergent de toutes parts vers le lieu fixé sans que l’on sache qui en colporte l’annonce. On y entend les frères Monnier, Bertrand, Delhoye, Fourneau, Gandibleu et tous les « délégués du parti socialiste » comme ils disent. Ils recommandent invariablement la persévérance et le calme, non sans jeter de temps à autre l’outrage aux patrons. Le meeting terminé, chacun rentre tranquillement et presque toujours isolément chez soi et les meneurs (?) pour recommencer. On est unanime pour reconnaître dans ces meetings dont l’action incessante frappe l’imagination, l’agent le plus efficace de la grève, mais je ne vois pas jusqu’ici le moyen d’arrêter leurs organisateurs dans l’œuvre condamnable qu’ils poursuivent.
Le procureur du roi.
PS On me télégraphie de Cuesme (10 h soir) qu’on vient de décider dans un meeting de se porter en masse demain samedi sur (?) et (?) pour y empêcher le travail. Je préviens les autorités de Cuesme et la gendarmerie. Les troupes sont consignées.
Un autre télégramme m’annonce que 50 individus pillent au rivage à Jemappes, toute la gendarmerie disponible est dirigée sur les lieux.
Je prendrai soin de vous prévenir télégraphiquement des événements, s’il y a lieu.
Source : Grève dans le le Borinage. Décembre 1879. Inventaire des archives du parquet général de Bruxelles
Lire le dossier : Grèves, meetings, attentats à la dynamite dans le Borinage (Belgique)