La conférence anarchiste de Venise. — Il y a longtemps déjà qu’on ne sacrifiait plus à Venise, qu’à Terpsichore, la muse de la danse. L’anarchie y régnait bien quelquefois, mais dans des figures de quadrille seulement. Les anarchistes politiques n’y avaient rien dit depuis pas mal de temps, et cela ne pouvait pas durer.

Par l’organe donc du citoyen Crozier, et par celui du compagnon Bordat, ils ont pris samedi leur revanche, et qui plus est une revanche éclatante.

Si vous n’avez pas, ô infâmes capitalistes, senti trembler sous vos pas le sol de vos demeures, c’est que déjà sans doute vous étiez plongés dans ce sommeil que vous n’avez pas gagné. Il était, en effet, quelque chose comme onze heures du soir quand le compagnon Bordat eu terminé sa harangue par un appel à la révolte. Mais n’anticipons pas.

Disons d’abord que très peu d’anarchistes avaient répondu à l’appel du compagnon. Deux cents personnes au plus, c’est-à-dire juste de quoi payer la salle et le gaz, voilà le public.

Le bureau, sous la présidence du citoyen Démure, a été composé des citoyens Gély, Déchavanne et Belut et le président a passé la parole au citoyen Crozier, pour nous parler de la corruption de la bourgeoisie.

Comme on pouvait s’y attendre, l’histoire Caffarel-Limouzin-d’Andlau-Wilson a fourni à l’orateur un admirable exorde.

Il est même acquis désormais que ce n’est plus de la corruption qui nous envahit, c’est de la décomposition toute pure.

« La bourgeoisie tout entière s’en va au charnier, a dit l’orateur; et la preuve, c’est que M. Grévy n’a donné sa fille à Wilson, un gommeux fieffé, que parce qu’il le savait sans scrupules et capable de tout pour amasser du bien.

Une autre preuve encore, c’est que, en 1869, quand il était question de démolir l’empire, tous les républicains étaient socialistes. Gambetta lui-même promettait de résoudre la question sociale. Et crac, sitôt au pouvoir, il n’a rien eu de plus pressé que de déclarer qu’il n’y a point de question sociale.

Eux qui avaient promis de supprimer les armées permanentes, ils ont envoyé nos soldats contre les grévistes de Bessèges et d’ailleurs.

Et notre sénateur Arbel, donc, qui avait voté la loi sur les réunions, n’a-t-il pas été cause de la grève de ses usines de Vierzon, en mettant à la porte tous ceux de ses ouvriers qui avaient eu l’idée de former un syndicat ?

En définitif, rien n’est changé, si ce n’est les maîtres du pays.

Aussi le citoyen Crozier est-il profondément dégoûté de toute cette pourriture. Ne laissez jamais, dit-il, aller à la Chambre avec un blanc-seing un député ouvrier. La gangrène qui règne dans cette pétaudière est telle, qu’en moins de rien il en reviendra pourri, et vous n’auriez qu’un traître de plus. Les députés, nous assure-t-il, s’occupent de leur mandat les six derniers mois de la législature. Tout le reste du temps ils le passent à remplir leurs poches, Tous feront de même, et, semblables aux oranges saines qu’on fourre dans un panier de fruits pourris, ils ne tarderont pas à ressembler aux autres.

Une des grandes causes de la corruption de la bourgeoisie, nous assure le citoyen Crouzier, c’est la richesse. Au lieu de se contenter des jouissances naturelles, ils en demandent au surnaturel. (?)

Il bêche en passant les plates-bandes de la magistrature : « Où avez-vous pris, leur dit-il, le droit de nous juger, avec ce code que nous brûlerons demain, parce qu’il est le code de l’infamie ? Je vous condamne, au nom des travailleurs, à disparaître de cette société que vous avez pourrie !

On a bien fait d’exécuter Watrin à Decazeville : et Purgis, à Paris, a bien fait d’assassiner son contremaître. Je l’ai dit à Saint-Etienne, je suis prêt à le répéter devant un tribunal, si l’on est assez lâche pour m’attaquer.

Ces divers assassinats, c’est le réveil de la classe ouvrière, et, grâce à eux, je ne désespère pas de l’humanité! »

Et savez-vous, lecteurs, la terre promise où ces exéculions-là vont conduire ladite classe ouvrière : des plaisirs sans fin, deux heures de travail par jour, pas une une minute de plus, voilà l’idéal que poursuit le véritable anarchiste.

Libres alors, nous pourrons nous plonger dans la science. Et il finit par cette invocation vigoureuse : « Citoyens et citoyennes, dussions-nous mourir pour assurer cette félicité à nos enfants, soyons tous unis dans la même pensée: la suppression de la bourgeoisie. Et ne perdez pas un instant pour vous préparer à ce grand œuvre, car il n’est pas loin le jour béni de la dernière des révolutions sociales ! » C’est le tour du compagnon Bordat. Le citoyen Crouzier nous a indiqué le mal dont nous souffririons : la corruption de la bourgeoisie. Le compagnon nous apporte à présent le remède : La révolution de demain.

Un gai compagnon, savez-vous, que le compagnon Bordat. Il ne dédaigne pas le mot pour rire, et a dû faire tinter l’oreille gauche à pas mal de types républicains de notre connaissance.

Le compagnon Bordat nous a assuré d’abord que ce n’était pas sans une certaine émotion qu’il prenait la parole ici pour la première fois, car il est un enfant de Roanne, mais un enfant pauvre.

Il a passé ici sa vagabonde et insouciante jeunesse. Pauvre il était alors, pauvre il est resté, et c’est pourquoi il s’est fait le défenseur des pauvres.

L’ami du russe Kropotkine, a gardé les meilleurs souvenirs de la magistrature même épurée. L’argent, dit-il, est toute leur morale, mais une morale frappée. De même que la veille ils vous défendaient pour de l’argent comme avocats, le lendemain ils vous condamnent comme juges, encore pour de l’argent ! Tel le fameux pitre Fabraguettes, un ancien socialiste de 1871.

Si demain, ajoute-t-il, j’avais volé 100,000 fr. et qu’il n’y ait qu’un procureur ou un commissaire de police qui le sache, je dormirais par parfaitement tranquille. Il ne s’agit que de savoir mettre le prix à leur silence. Voyez plutôt ! Wilson et son ordonnance de non-lieu.

Après un tableau lamentable de ce qu’il faut espérer de Clémenceau, et autres farceurs tous plus bourgeois les uns que les autres, il fait le procès aux machines, qui sont la ruine de la classe ouvrière, et qui ne pourront lui être de quelque utilité que le jour où elle pourra s’en emparer.

« Nous voudrions voir enfin, s’écrie-t-il, le peuple sortir de sa cabane pour aller à l’assaut de ces maisons superbes, eu lesquelles il y a de si bons fauteuils.

« Nous voudrions voir ces malheureux ouvriers trouver enfin qu’il y a assez longtemps qu’ils produisent et que les autres consomment, et s’installer enfin dans ces belles usines de Roanne, dont ils ont fait la fortune.

Pour cela il faut la bataille, car ce n’est pas sans un coup de force suprême qu’on peut faire sortir une nation d’un pareil bourbier.

Le peuple n’est vraiment souverain que le jour où il descend dans la rue; et n’entendez-vous pas les premiers craquements de cette société pourrie ?

La bourgeoisie est affolée. Elle est obligée de déclarer la guerre, au printemps, pour écraser le peuple d’abord et surtout pour se refaire une virginité.

Eh bien, nous la déclarerons aussi la guerre, mais à toute la féodalité bourgeoise de tous les pays.

Et que craignez-vous, vous autres ouvriers ? Quand bien même on ferait sauter l’hôtel de ville, vous êtes bien sûrs, vous travailleurs, de n’y avoir aucun des vôtres.

Malheureusement vous êtes pleins de préjugés. Frappez : vous ne frapperez jamais assez. Faites tout. Il n’y a rien de défendu à une époque où la magistrature a le droit de vous dire : C’est vrai, Wilson est un coquin, mais, en vertu de tel article, nous ne lui pouvons rien.

Il n’y a pas à se gêner avec des républicains qui, après m’avoir dit, à moi, que je pouvais tout dire, m’ont crié tout à coup : Halte-là ! C’est cinq ans de prison !

Voilà la liberté républicaine ! Mais vous êtes infiniment moins libertaires que les gouvernements qui vous ont précédés !

Le droit divin nous tenait par les promesses du bonheur d’en haut. Vous nous avez promis, vous, un bonheur venant d’en bas. Il ne vient pas plus d’un côté que de l’autre. Il faut donc le prendre où il est, c’est-à-dire dans votre bourse.

Toutes les armes sont bonnes, citoyens.

Mais évitez autant que possible l’armée, et imitez l’exemple que nous ont donné les émeutiers de Chicago : le revolver est usé, donc adressons-nous comme eux à la science, et demandons-lui de ces joujoux explosibles qu’une demoiselle peut mettre dans sa poche et lancer sur l’armée comme des pralines, en démolissant une dizaine d’hommes avec chaque bonbon.

Pas de préjugés, encore une fois, et rappelez-vous que ceux qui sont en face de vous sont aussi canailles que vous !

Bref, si vous êtes les vainqueurs de demain, les maîtres d’aujourd’hui viendront vous lécher les bottes; sinon c’est la mort.

Mais d’ici-là prenez garde au socialisme rose et aux endormeurs politiques, et que de ces flots de sang que nous allons répandre sorte le bonheur de l’humanité ! »

Et de deux. Comment trouvez-vous le bouillon, bourgeois éhontés ! Mais, à dire vrai, lecteurs, le compagnon Bordat n’a pas l’air bien terrible en prononçant ces formidables paroles. Outre que la révolution de demain dont il nous menace pourrait bien n’avoir lieu qu’après demain, il vous mélange cela de nombre de gauloiseries et il a souvent le mot pour plaisanter, quelquefois même à ses dépens.

Il lui arrive parfois de s’écrier par exemple :

« Si j’avais été riche, j’aurais été un exploiteur, tout comme les autres. » Ou encore : « Ne m’envoyez pas à l’hôtel de ville. Démolissez-le plutôt. Je prendrais une écharpe comme les autres, et Crozier aussi, et vous seriez aussi bien f…ichus qu’auparavant. »

En somme, il est intéressant à entendre débiter ces énormités; à lui tout seul il valait les cinq sous d’entrée, et il méritait, à titre de Roannais, la longueur du compte rendu que nous avons donné de son discours. Reste à sa voir si M. le procureur de la république aura pris d’un aussi bon côté que nous les audaces de ce franc-parleur.

C’est fort douteux: mais, dans tous les cas, s’il est vrai, comme nous l’a affirmé le compagnon Bordat, qu’il n’avait pas de souliers à se mettre aux pieds samedi matin en partant de Vienne, il ne faut pas qu’il compte trop sur la recette de samedi pour se remonter en chaussures. L’anarchisme est à la baisse, et cette soirée risque beaucoup plus, hélas, par le temps de pourriture qui court, de valoir à Bordat une paire d’années de prison, qu’une paire de brodequins neufs.

Journal de Roanne 22 décembre 1887

Cour d’assises de la Loire. — Affaire Bordat. — Lundi s’est ouverte la deuxième session des assises de 1888.

Après les formalités d’usage, la première affaire inscrite au rôle est appelée — l’affaire Bordat.

On se rappelle que l’anarchiste Bordat, poursuivi pour provocation au pillage non suivie d’effet, dans une réunion tenue à Roanne, fit défaut et fut condamné à deux ans de prison et 3,000 francs d’amende.

Il a fait appel de celte condamnation.

Le prévenu fait de nouveau défaut. Le Déshérité a appris, en effet, samedi, à ses lecteurs que le compagnon Bordat n’avait formé opposition que dans le but de gagner du temps, et que depuis il avait mis la frontière entre lui et ses juges.

En conséquence, la cour, statuant sans l’assistance du jury, confirme purement et simplement le premier jugement.

Journal de Roanne 21 juin 1888

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