
J’ai parlé d’anarchistes et de la prison de Roanne. Il vient de s’y passer un épisode gentil tout plein. On s’y marie, savez-vous, tout comme au der nier acte d’un opéra-comique.
Hier matin, en effet, l’on pouvait voir, vers les neuf heures, s’arrêter devant la grande grille l’omnibus d’un hôtel. On a ouvert la porte, et un prisonnier accompagné d’un gendarme est sorti de l’établissement; il est monté dans l’omnibus où une jeune femme avec des témoins attendaient; puis, fouette cocher ! on s’est dirigé vers l’hôtel de ville.
Vous savez que la loi exige que, si l’on marie à domicile, le maire doit pontifier, les portes ouvertes. Or ce n’était pas pratique à la prison, surtout depuis le récent exode qui s’y est produit.
A l’hôtel de ville, l’adjoint de service, remplaçant par sa colle matrimoniale (style de l’Union républicaine) celle qui unissait déjà les deux comparants depuis quelques années, a appelé sur leur tête les bénédictions de la république, dont la douce image est appendue au mur. Puis, un instant après, le même omnibus s’arrêtait devant l’église St-Etienne, paroisse forcée du jeune marié. La cérémonie religieuse terminée, le véhicule regagnait l’hôtel de la rue du Rossignol.
Étienne Étienne, ce jeune anarchiste qui s’est fait condamner, il y a trois semaines, pour l’affaire des bombes, à trois ans de prison, était uni en légitime mariage avec Mlle Alloin, la jeune femme qui vivait jusqu’alors anarchiquement avec lui.
Faut-il le dire : au mépris de l’article 214, qui nous enseigne que la femme doit suivre son mari, la triste épousée a dû quitter son conjoint après un frugal repas en prison. Il vous souvient peut-être de ce bon geôlier espagnol dont les journaux parlaient l’an dernier.
Il avait douze prisonniers à garder; sur leur parole il leur ouvrait tous les matins les portes de la cage, et les fiers hidalgos, esclaves de la foi jurée, rentraient comme un seul homme à la nuit.
Est-ce que, pour une fois, Monsieur le procureur de la république, vous n’eussiez pas pu vous inspirer, en faveur des jeunes époux, de ce noble exemple de bienveillance transpyrénéenne ?
Sans vous proposer comme témoin de la mariée, n’auriez-vous pas pu du moins autoriser ces tourtereaux à dîner en ville, sous l’œil paternel de Pandore ou de son brigadier, et non pas à la prison ?
Se marier à vingt ans, pour prendre livraison dans trois années seulement de son époux, c’est très joli dans le Petit-Duc, et encore….; mais, dans la pratique roannaise, ça doit manquer de charme pour une épousée.
Tous mes compliments, en attendant de meilleurs jours, à cette jeune femme. Elle a montré, dans les démarches qu’elle a faites pour arriver à une union légitime, un assez remarquable exemple de fidélité à son malheureux ami, et, ne fût-ce que pour savoir une bonne fois ce que vaut la parole d’un anarchiste, j’aurais voulu, si j’avais été le parquet, récompenser ce dévouement, par un quartier au moins de lune de miel extra muros.
Dans tous les cas, il ne fait doute pour personne qu’on ne tienne compte en haut lieu aux jeunes époux, de cet légitimation de leur union. Ils ont passé par l’église, c’est vrai; cela les brouillera sans doute encore davantage avec le terrible collecto Heitz…
Journal de Roanne 4 janvier 1885
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