
La conférence anarchiste annoncée pour dimanche dernier a eu lieu en effet à deux heures, dans la salle de Venise.
Elle n’avait pas, semble-t-il, ému beaucoup les membres du parti. On ne comptait guère dans la salle plus de deux cents auditeurs, parmi les quels figuraient un assez grand nombre de simples curieux. Bien qu’officiellement invitée… par les affiches publiques, la presse bourgeoise faisait complètement défaut.
Nos lecteurs n’attendent pas un compte-rendu détaillé de cette réunion, qui différait peu sensiblement des précédentes. Nous tenons seulement à leur montrer que les ennemis de la société ne sont ni endormis ni désarmés. Il nous suffira donc de dire que le citoyen Gay présidait, et que la conférence était faite par le citoyen Crié, rédacteur de la Bataille. Tous deux ont rivalisé de violences. Le suffrage universel a été solennellement déclaré impuissant, et c’est de la force seule que le parti anarchiste attend le triomphe, prochain du reste, de la révolution sociale.
On nous dit que la justice aurait commencé des poursuites contre le citoyen Gay et le citoyen Crié.
CAUSERIE ROANNAISE.
Avons-nous eu assez raison, tous tant que nous sommes de membres de la presse dite bourgeoise, de ne pas aller dimanche, à Venise, écouter les boniments du citoyen Crié !
On y a dit, à ce qu’il paraît, des choses si pyramidales, que l’impassible police en a frémi sur ses bases, et qu’il est fortement question de poursuivre les citoyens Crié, rédacteur de la Bataille, et Gay, président de la chose.
Or, si bourgeois soit-on, il est toujours ennuyeux d’aller témoigner en cour d’assises contre un confrère, fût-ce un confrère anarchiste. Le citoyen Gay a été surtout d’une vivacité de langage qui sent son Nouméa d’une lieue.
- Cinq minutes suffiront, a-t-il dit, pour faire la révolution. Il ne faut pas plus que ça pour estourber le pape et sa séquelle, ainsi que les patrons et tous leurs employés, qui n’ont pas voulu être avec le peuple; et, pendant que toutes leurs charognes pourriront dans les égouts, nous irons ouvrir à nos frères les portes des prisons !
- On voit que ce citoyen-là est un anarchiste à poigne. Quant au citoyen Crié, sans mettre aussi avant les pieds dans le plat, il a été suffisamment anarchiste pour mériter toutes les attentions du parquet dont nous jouissons.
Car il ne décolère, pas, vous savez, le parquet de Roanne. Le malheureux fumeur de l’avant-dernière audience correctionnelle s’en est aperçu.
Au lieu de se rendre de suite à l’établissement de la rue du Rossignol, pour purger ses vingt-quatre heures de prison, ce misérable a cru pouvoir compter sur les onze jours réglementaires accordés à tous les fumeurs ou autres prévaricateurs, par dame Justice, pour opérer leur entrée à la boîte.
Mais son crime réclamait une immédiate vengeance; on l’a traqué sur la place d’Armes, et, comme il a répondu qu’il se rendrait bien tout seul sans escorte à la prison, le parquet l’a fait conduire à l’audience, où il a attrapé deux jours de plus pour avoir mal répondu à la police. Cela sans préjudice d’un réquisitoire foudroyant, nous dit-on, contre les malheureux qui viennent dans son temple outrager Thémis, et surtout contre ceux qui se permettent, comme nous l’avons fait, de sourire à la vue de ces grands coups d’épée dans l’eau.
Citoyens Crié et Gay, vous n’avez qu’à vous bien tenir ! et, à vrai dire, vous ne l’aurez pas volé.
Le Journal de Roanne 14 octobre 1883
Les anarchistes Crié et Gay. — C’est après-demain que passeront devant la cour d’assises les anarchistes Crié et Gay, qui ont fait à Roanne, il y a quelque temps, la conférence incendiaire dont nous avons rendu compte. Un de nos collaborateurs assistera aux débats. A propos d’anarchistes, nous mentionnons la condamnation à mort de Cyvoct, l’auteur présumé des attentats de Bellecour.
Le Journal de Roanne 16 décembre 1883
COUR D’ASSISES DE LA LOIRE.
Audience du lundi 17 décembre.
Les anarchistes Crié et Gay. — Les deux prévenus ont fait défaut.
Voici, d’après l’assignation, le passage du discours de Crié visé par le ministère public :
« Le parlementarisme n’a jamais rien fait pour le peuple, aucune loi ne fut jamais faite par les représentants du peuple pour le peuple lui-même. La Convention nationale elle-même n’a jamais rien produit que lorsqu’elle fut placée sous le couteau ou la pique des révolutionnaires de Paris… Qui tiendra désormais la queue de la poêle ? sera-ce Joffrin, Clemenceau et Cie. Il serait plus facile de se débarrasser d’un maître que de 600. Nous en avons pour exemple: en Angleterre, Charles Ier; en France, Louis XVI; en Russie, Alexandre II. Tels sont les actes exécutés p«r le peuple…. Anarchistes, n’aspirez pas au pouvoir, vous irez grossir les rings de ceux qui ont toujours trahi le peuple. — Le jour de la révolution sociale, les exploiteurs seront d’un côté, les exploités de l’autre. Si les collectivistes ont encore des illusions, elles ne tarderont pas à se dissiper, ils reviendront de leur erreur. Vous vous demandez si vous avez actuellement les moyens de combat ? Oui, vous en avez; oui, vous en avez, car vous connaissez des moyens révolutionnaires.
On pendait autrefois à la lanterne les aristocrates, les seigneurs, les traîtres à la république : voilà comment on est arrivé à la révolution. Ce sont des faits en dehors des lois sociales, faits révolutionnaires tels que l’acte de Fournier contre Bréchard, celui d’Henriot de Reims qui voulait tuer Gambetta et qui en a tué un autre; la mort du commandant Seneaux pendant les dernières manœuvres, et enfin, récemment, l’acte qui s’est produit à Genève. Je ne fais pas l’apologie de ces faits, je les indique comme moyen d’action et nous avons le droit de les analyser. Eh bien! voilà des faits qui se produisent en dehors du suffrage universel, et nous sommes, nous anarchistes, partisans de la propagande par les faits !! »
Voici les propos tenus dans une réunion par le prévenu Gay : « La police, les mouchards qui sont à leur service suivent les anarchistes; moi-même, dans la matinée, j’ai été filé jusque sur la montagne par l’un des agents, et j’invite mes compagnons, quand ils les rencontreront sous leurs pas, à les foutre dans le béal… Il ne faudra pas plus de temps pour se débarrasser des bourgeois qu’il n’en a fallu autrefois à leurs pères. Les culottes rouges ne veulent plus tirer sur nous. L’affaire sera vite expédiée en très-peu de temps. Bourgeois, cléricaux, politiciens seront tous exterminés; tandis que leurs charognes rouleront dans les ruisseaux et les égouts, nous irons alors ouvrir les prisons pour rendre la liberté à Louise Michel et à tous ses amis. Quant aux contre-maîtres, aux employés des maisons de commerce qui n’ont pas voulu unir leur action à la leur au moment de la grève, ils sont comme nous, n’ont rien, mais ils rampent comme des valets. Eh bien ! à l’heure de la révolution sociale, ils y passeront comme leurs bourgeois. En peu de temps tout sera exterminé, vous pouvez marcher sans crainte. »
Plusieurs témoins ont été entendus, entre autres un commissaire de police de Lyon, dont voici la déposition : « J’ai assisté, le 8 octobre, à une conférence de Crié, à la Guillotière. Il y a tenu, notamment, les propos suivants : — Le suffrage universel est un leurre, faisons de suite la révolution sociale, il ne s’agit que de s’entendre. Pour mettre nos projets à exécution n’attendons pas à demain.— A ce moment, et pour essayer les moyens préconisés par l’orateur, un individu, qui devait être un pur anarchiste, tira de sa poche une fiole dont il versa le contenu le long du pantalon et sur le bras d’un de mes agents. La conférence étant terminée, et l’agent étant sorti, il a été tout à coup entouré de flammes, son vêtement avait pris feu au contact de l’air, et ce n’est qu’avec beaucoup de peine qu’on a pu parvenir à éteindre le feu qui le dévorait.
Ayant été averti par mes agents de ce qui venait de se passer, j’ai fait suivre les anarchistes les plus en vue. Dans un groupe, mes agents ont entendu Crié qui disait : « Nous les ferons brûler », et en prononçant ces paroles il frottait la partie supérieure de son pantalon avec la manche de son paletot. J’ai fait poursuivre celui qui avait versé le liquide incendiaire, et il a été con damné à deux ans de prison. »
M. Mante, procureur de la république, a sou tenu l’accusation, dans un réquisitoire fort remarquable. Il a demandé l’application de la loi de 1881 dans toute sa rigueur, regrettant vivement, vu la gravité des faits reprochés aux prévenus, que cette loi n’autorise pas la cour à prononcer une peine de plus de deux ans de prison.
La cour a condamné Crié et Gay par défaut à deux ans* de prison et 3000 fr. d’amende.
Le Journal de Roanne 23 décembre 1883
Audience du vendredi 20 juin 1884
Affaire Gay. — Hier a été jugé, pour la seconde fois, l’anarchiste Gay. Cette affaire est déjà connue de nos lecteurs. Dans la session précédente, Gay avait été condamnée à deux ans de prison. Hier, celte condamnation a été réduite à six mois.
Le Journal de Roanne 22 juin 1884
*Sur opposition de Crié, la peine fut ramenée le 25 mars 1884 à un an de prison et à 500 francs d’amende.
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