Les anarchistes à Roanne. — Ce matin, de six heures à midi, notre ville a été sons l’influence d’une vive émotion. On avait vu le parquet, la gendarmerie, la police prendre le chemin du faubourg de Clermont.

Les imaginations allaient leur train. Les uns parlaient d’assassinat, d’autres de pendu; les plus modérés affirmaient que les ouvriers de l’usine Bréchard boudaient à nouveau, et les plus pessimistes assuraient que l’usine Bochard avait été mise à sac.

Naturellement, rien de tout cela n’était vrai. Il s’agissait d’une simple perquisition opérée chez un sieur Bouillet, débitant au faubourg St-Clair.

Ce citoyen, était prévenu de tentative d’embauchage sur les soldats de notre garnison. Un certain nombre de militaires font partie de sa clientèle, parait-il, et il était accusé de leur distribuer des brochures incendiaires, destinées à initier ces militaires aux devoirs qui leur échoiraient au jour prochain de la révolution. Aucune découverte suspecte n’a été faite dans le logement du sieur Douillet.

Ce qui est vrai dans tout cela, c’est que l’on a trouvé, entre les mains de nos soldats, des exemplaires d’un factum absolument inouï. Pour en donner une idée, nous nous bornerons à citer le paragraphe VIII d’un de ces opuscules, que nous devons à l’obligeance d’un de nos concitoyens, à qui il a été remis.

« VIII — Moyens à employer par les soldats décidés à aider la Révolution, quel que soit leur nombre. 1°A la première nouvelle de l’insurrection, chaque soldat révolutionnaire devra incendier la caserne où il se trouvera; pour cela, il se dirigera vers les points où seront accumulés les bois, les pailles et les fourrages; dans tous les cas, il devra mettre le feu aux paillasses, en ayant préalablement le soin d’en vider une pour donner plus de prise à l’incendie. Pour mettre le feu, il pourra se servir d’un mélange de pétrole et d’alcool, de pétrole seulement, ou même d’une simple allumette, selon le cas. Dès que le feu aura commencé à prendre, il faudra éventrer quelques tuyaux de gaz dans les corridors et dans les chambres.

2° Au milieu de la confusion qui se produira nécessairement dès que l’incendie se sera propagé, il faudra pousser à la révolte, et frapper impitoyablement les officiers jusqu’à ce qu’il n’en reste pas un seul debout.

3° Les soldats devront alors sortir de leurs casernes embrasées et se joindre au peuple en emportant leurs fusils et leurs munitions pour aider les ouvriers insurgés à écraser les forces policières. »

Nous arrêtons là la citation, car il vient ensuite des procédés d’incendie d’une telle simplicité et d’une telle infaillibilité surtout, que, par pitié pour les immeubles bourgeois, nous nous garderons de les mettre au jour.

Mais ce bout de citation suffit, n’est-il pas vrai, pour donner une idée du joli but que l’anarchisme se propose, et montrer une fois de plus combien il avait raison, ce brave Gambetta, quand il s’écriait sans rire : le cléricalisme, voilà l’ennemi !

Le citoyen Bouillet et plusieurs autres, parmi lesquels les citoyens Calais et Chuzeville. ont été arrêtés et conduits aussitôt chez M. le juge d’instruction, qui les a interrogés immédiatement; après quoi ils ont été relâchés.

Pendant ce temps diverses perquisitions ont été opérées. Chez le citoyen Calais, nous assure-t-on, on a trouvé un programme manuscrit de révolution.

Inutile de dire combien la rumeur publique, toujours prompte à grossir les moindres faits, a embelli toute celle histoire.

Il n’était rien moins question que de la découverte d’une caisse de dynamite, au moyen de laquelle nous devions sauter en masse demain 18 mars, en l’honneur et pour la plus grande gloire de la commune de Paris.

Pas n’est besoin d’ajouter que celle caisse de dynamite est un monstrueux canard, et que ce n’est pas encore à ce 18 mars, là que sauteront les infâmes capitalistes, si tant est qu’ils doivent sauter quelque jour.

Les soldats de notre garnison ne sont pas du tout flattés, on le comprend, des avances que leur font les anarchistes; pour rassurer les trembleurs, nous devons même dire qu’ils se préparent à les bien recevoir au cas où ils viendraient à essayer de mettre en pratique les aimables théories développées dans la brochure dont nous avons donné ci-dessus un extrait.

Inutile de dire que la célébration culinaire du 18 mars ne souffrira en rien, demain dimanche, de l’algarade de ce matin. Il y a même, outre celui de Venise à 2 francs, un deuxième banquet collectiviste à 1 fr. 50 cent., pour les citoyens et citoyennes d’un collectivisme plus épuré encore.

Le Journal de Roanne 18 mars 1883

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La propagande anarchiste à Roanne.

— Avant hier, ont commencé devant la cour d’assises de la Seine les débats de l’affaire des troubles du 9 mars.

Louise Michel est la principale inculpée. Après elle, son lieutenant et secrétaire Pouget. On leur reproche d’avoir conduit la bande qui a dévalisé des boulangeries dans le quartier Latin à Paris. Ou connaît les faits. Nous n’y reviendrons pas.

Louise Michel et Pouget se sont très habilement défendu. Dans leur interrogatoire, ils ont reconnu avoir provoqué le peuple a une manifestation « pacifique, » mais ils ont nié l’avoir excité au pillage. Le verdict sera peut-être rendu ce soir. Dans ce cas, nous le donnerons aux dernières dépêches.

Maintenant, comment se fait-il que le sieur Corget et la femme Bouillet soient traduits devant le jury en même temps que Louise Michel et Pouget ?

Ce dernier, quand il fut arrêté, portait sur lui sept récépissés d’envois de colis postaux.

Ces récépissés se rapportaient à des envois faits par Pouget sous le faux nom et la fausse signature Martin, rue Réaumur, 34, dans sept villes des départements : Amiens , Bordeaux , Marseille, Vienne, Roanne, Reims et Troyes.

Que contenaient ces colis? Des brochures intitulées: A l’armée. Nous en avons donné des extraits, il y a quelque temps. On y excitait les soldats à l’incendie et à l’assassinat, et on leur donnait les recettes les plus propres à obtenir rapidement ce double but.

Voici, d’après l’acte d’accusation l’usage qui fut fait, à Roanne, de l’envoi de Pouget :

« A Roanne, le colis postal adressé par Pouget à la femme Bouillet, débitante de boissons au faubourg Saint-Clair, était remis, dans la matinée du 10 mars, à Bouillet, qui signait à l’émargement.

Bouillet le reconnaît et ajoute que,vers sept heures du soir, sa femme a remis le colis à deux inconnus qui venaient pour le chercher. La femme Bouillet fournit les explications les plus contradictoires. Le même jour, 10 mars, a-t-elle dit, vers midi d’abord, puis vers huit heures du matin, elle aurait reçu une lettre qu’elle a produit le 17 mars et qui est ainsi conçue : « Paris, le 15 mars 1883. Madame, nous vous prions de remettre le paquet que nous vous adressons à la personne qui se présentera pour le réclamer. Je vous salue. Signé, Gaspard. » Or, cette lettre que la femme Bouillet avait reçue le 10, qu’elle a produit le 17, et qui est datée du 15, est contenue dans une lettre qui porte la suscription : « Madame Bouillet, faubourg Saint-Clair, Roanne » et trois timbres, d’un côté deux timbres de Paris du 9 mars, et de l’autre côté, un timbre de Roanne du 10.

La femme Bouillet a donc fait fabriquer cette lettre pour dégager sa responsabilité,elle a négligé de faire concorder les dates entre elles. Dans ses autres explications, elle a varié sans cesse.

Dans le courant de la semaine suivante, entre le 11 et le 18 mars, une brochure A l’armée était distribuée à Roanne, vers cinq heures du soir, à un soldat du 98e de ligne, le nommé Girard, par Corget Claude, qui, interrogé, a nié le fait, mais a disparu après son interrogatoire et n’a pu être confronté avec Girard.

Pouget prétend que le colis qu’il a expédié à Roanne ne contenait que des journaux insignifiants. » Le même document conclut ainsi sur le point de l’affaire qui intéresse le plus Roanne:

« En résumé, Pouget… Corget et la femme Bouillet sont accusés de provocation, non suivie d’effet, à commettre les crimes de meurtre et d’incendie, et de provocation adressée à des militaires dans le but de les détourner de leurs devoirs et de l’obéissance qu’ils doivent à leurs chefs. » Corget est en fuite. Quanta la femme Bouillet, voici son interrogatoire, qui a eu lieu à l’audience d’hier matin : Vous n’avez jamais été poursuivie?

  • R. Oh ! non, monsieur, c’est la première fois que je parais devant la justice.
  • D. Vous êtes à la tête d’un débit de vin à Roanne ?
  • R. Oui, monsieur.
  • D. Votre mari est étranger à ce qui se fait dans l’établissement ?
  • R. Oui, monsieur.
  • D. Connaissez-vous Pouget ?
  • R. Non.
  • D. Etes-vous anarchiste ?
  • Oh! non, mon sieur, je ne connais pas ça.
  • D. Avez-vous reçu, le 10 mars dernier, un paquet contenant des imprimés ?
  • R. Oui, monsieur, je ne l’ai même pas ouvert et je ne sais pas qui l’a envoyé.
  • Pouget. J’avais envoyé ce paquet à madame Bouillet, mais elle n’en connaissait pas le contenu; elle est tout à fait étrangère à tout le mouvement socialiste.
  • D. Comment avez-vous reçu ce paquet, sans savoir d’où il venait.
  • R. Quand je reçois un paquet par le chemin de fer, je ne m’inquiète pas d’où il vient. Si j’avais su ce que c’était, je l’aurais immédiatement brûlé. Je ne veux faire de mal à personne.
  • D. A qui avez-vous remis le paquet ?
  • R. Ils sont venus le soir deux, et je le leur ai remis ; je ne les connais pas; je comprends que j’ai eu tort, mais je ne savais pas ce qu’il y avait dedans.
  • D. Vous auriez pu au moins faire connaître le signalement de ces individus ?
  • R. Je ne me rappelle pas du tout.
  • D. Connaissez-vous Corget ?
  • R. Non, monsieur.
  • D. Corget est celui des inculpés qui n’a pas paru aujourd’hui et qui a remis des brochures à un soldat. Enfin, vous prétendez que vous ignoriez le contenu de ce paquet ?
  • Oui, monsieur.

Nous résumons les dépositions des témoins habitant Roanne.

Le témoin Lamure, facteur du chemin de fer à Roanne, a livré à Mme Bouillet, le 10 mars, vers neuf heures du matin, un colis postal. C’est M. Bouillet qui a émargé.

Mme Bouillet. — J’ai dit que je n’en connais sais pas le contenu.

Pouget. — Je tiens à faire constater ce fait aux jurés.

Théophile Imbert, soldat au 98e de ligne, à Roanne, se promenait avec deux de ses camarades, le 11, dans la rue, vers huit heures du soir. Deux individus inconnus se sont approchés et ont remis une brochure à l’un de ses camarades.

D. Que vous ont-ils dit ?

R. Ils nous ont dit qu’il y avait une révolution à Paris depuis huit jours et qu’il pourrait en arriver autant à Roanne; je n’ai rien voulu savoir… et ils se sont défiles.

D. Ils n’ont pas dit autre chose ?

R. Ils ont dit : « Prenez ça et faites-en part à vos camarades. » La brochure a été remise au sergent. Je ne l’ai pas lue, mais mon camarade en a pris connaissance.

  1. le président. — Voilà l’embauchage bien établi.

Le soldat Finet, qui a reçu la brochure et le soldat Denis confirment la déposition du précédent témoin. Le soldat Pitou a reçu une brochure, le soir du 11 mars, des mains d’un individu, grand, vêtu comme un ouvrier aisé, qui pouvait avoir une trentaine d’années, et cherchait en lui parlant à cacher son visage. C’était une brochure A l’armée! Elle a été remise à un capitaine.

D. Que vous avait-il dit,le distributeur ?

R. Tenez, prenez moi ça et faites-en part à vos camarades. — Et moi, j’ai remercié poliment le civil (Rires).

Le caporal Michelet a reçu aussi une brochure. « Prenez çà, lui a dit le distributeur, ce sont des chansons. Vous les lirez à vos camarades. »

M. le président. — Ce n’étaient pas des chansons, mais le Code de l’Incendie. Qu’en avez-vous fait ?

R. Je l’ai remis à l’adjudant.

D. Comment était-il, grand ou petit, l’individu qui vous avait donné la brochure ?

R. Petit.

M. le président. — La distribution a donc été faite à Roanne par plusieurs personnes.

Le caporal Gérard a également reçu, mais seulement le 20 mars, une brochure. Il a su plus tard que l’individu qui la lui avait remise, et qui était camionneur, s’appelait Corget.

Le major Barthélemy, du 98e de ligne, évalue à une trentaine le nombre des brochures distribuées à Roanne. C’est le 12 au matin, au rapport, qu’il a appris la distribution. « Les soldats croyaient que c’étaient des chansons, mais ils les rejetaient avec dégoût aussitôt après en avoir pris connaissance.»

Le Journal de Roanne 24 juin 1883

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Les anarchistes roannais. — Le compagnon Corget devant les assises de la Seine. Le compagnon Corget, de Roanne, a comparu, le 26 juillet, devant le jury de la Seine sur une opposition à l’arrêt de la cour d’assises de la Seine qui l’avait condamné par défaut, le 23 juin dernier en même temps que Louise Michel et Pouget, à deux ans de prison et 300 francs d’amende, pour distribution de la brochure anarchiste : A l’armée.

Corget, ancien concierge de la filature Darme et Méret, a une femme et deux enfants. Les rapports de police, sans lui être absolument défavorables, le signalent comme s’étant compromis dans l’agitation révolutionnaire qui a suivi la grève des tisseurs et qu’a redoublée le congrès ouvrier tenu en octobre.

Il a trente et un ans. C’est un grand et robuste gaillard aux cheveux coupés ras, à la physionomie ouverte. Il est libre, s’était de lui-même, comme il l’avait promis présenté le matin même au président, M. Bresselle.

L’accusation est celle de provocation non suivie d’effet au meurtre et à l’incendie par la distribution, en mars 1883, à des soldats, à Roanne, de la brochure : A l’armée.

Pendant son interrogatoire, Corget proteste de son innocence. On lui reproche d’avoir pris la fuite et de s’être réfugié en Suisse. Il explique que c’est le lendemain d’un interrogatoire que lui avait fait subir le commissaire de police, et qui l’avait grandement effrayé, qu’il a, sottement, passé la frontière. L’accusation signale qu’un soldat du 98e de ligne, nommé Girard, auquel un individu a remis un exemplaire de la brochure A l’armée, a donné, de cet individu, un signalement correspondant à celui de Corget, et, dans un café, on lui a dit : « Ce doit être Corget. »

Corget nie que ce soit lui, et assure n’avoir pas même connu la brochure qu’on l’accuse d’avoir distribuée.

Il est passé à l’audition des témoins, au nombre de huit.

Le soldat Girard, appelé à la barre, déclare reconnaître Corget, qui persiste dans ses dénégations. L’ancien patron de l’accusé, M. Dorme filateur de coton, ne sait pas grand chose sur son ex-concierge, qui était cependant à son service depuis quatre ans.

Naturellement les six autres témoins en savent encore moins. M.Quesnay de Beaurepaire prononce un réquisitoire des plus modérés. Devant cette attitude du ministère public, le défenseur de l’accusé se borne à une courte plaidoirie et, ainsi qu’il était facile de le prévoir, le jury rapporte un verdict de non culpabilité.

La cour prononce l’acquittement de Corget.

Le Journal de Roanne 29 juillet 1883

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