L’affaire des bombes.
Un tour à la correctionnelle aujourd’hui, s’il vous plait lecteurs. Ça nous changera.
Je vous présente les citoyens anarchistes Etienne Etienne, tisseur, 24 ans, Jarroux et Marquet, tous deux mécaniciens.
Ce sont là les trois héros de cette saisie de bombes qui fit tant de bruit au mois d’août dernier.
On n’a pas oublié qu’au cours d’une perquisition faite chez Marquet, qui venait d’être condamné pour rixe à Villefranche, on avait découvert dans cette ville, au domicile de ce dernier, une correspondance assez compromettante avec les anarchistes de Roanne. Un traité manuscrit sur la force explosive de la dynamite, de la nitroglycérine et de la poudre y était joint. Enfin la photographie de Cyvoct, l’un des martyrs les plus révérés du parti. La lettre écrite de Roanne, était signée Etienne Etienne, le manuscrit aussi.
La saisie de cette lettre fut cause d’une perquisition au domicile de ce dernier. On trouva chez lui une bombe explosible chargée et prête à entrer en fonctions pour le grand œuvre de la régénération sociale.
Cette bombe, qui ressemblait exactement comme construction à celles qui ont éclaté à Lyon, à St-Etienne, et aussi à l’usine Chabrier et au café Helvétique, consistait en une boule de cuivre, détournée de sa destination de pommeau de calorifère, et remplie de poudre et de clous de souliers. Une feuille de papier l’enveloppait, avec la mention écrite en grosses lettres « Groupe du Revolver» une couche de fils de coton bleu, puis une dernière enveloppe de fils de fer, et c’était tout. Mais c’est assez, parait-il, aux yeux de ces malheureux; d’un certain nombre de ces engins pour changer la face du monde, pour que les cailles tombent toutes rôties, et pour qu’on ait de l’argent plein ses poches. On trouva, en outre, chez Etienne, trois engins en fer forgé ressemblant à des petits canons. Le grave expert qui a disséqué la bombe appelle cela pompeusement « tube-canon, tube-mortier et tube-bombe ». Ce sont peut-être là des appellations bien ambitieuses, étant donnée la grossièreté du travail, mais il ne faut voir que l’intention des inventeurs. Enfin on découvrit un pistolet chargé à outrance et bourré avec une bande du journal la Bataille. Tout cela, sans préjudice d’un grand nombre de journaux anarchistes, tels que la Bataille, déjà nommée, L’Emeute, le Drapeau noir, etc., etc.
Etienne, pressé de questions, finit par avouer que ces engins divers avaient été fabriqués par son ami Jarroux, mécanicien – forgeron chez M. Bouzy; Jarroux est marié et père de famille. Quant à Etienne, il a mis naturellement sa conduite au diapason de l’anarchisme de ses idées; il vit avec une tisseuse, qui lui a donné deux enfants, et il occupe les loisirs que lui laisse le bagne à étudier les questions sociales. Cette étude, pour lui, consiste à rechercher dans tous les journaux anarchistes les moyens les plus expéditifs pour réduire en chair à pâté la partie de l’espèce humaine qui a l’outrecuidance de posséder quelque chose.
A l’audience, Etienne ne fait pas mystère de ses intentions. Il voulait, dit-il, faire des expériences sur la force explosible des engins préconisés par les journaux, et transmettre à ces derniers le résultat de ses expériences.
- Après tout,il n’est pas défendu de s’instruire! s’écrie-t-il du ton le plus convaincu. Et, si ces choses-là sont contre la loi, on aurait bien mieux fait alors de nous apprendre un peu la loi à l’école, que de tant nous faire apprendre le catéchisme !
A quoi M. le procureur de la république a répondu vivement, à notre grande édification :
- Vous eussiez bien mieux fait de l’apprendre un peu mieux, le catéchisme; vous ne seriez pas là aujourd’hui !
Chassez le naturel, il revient au galop. Si ce cri du cœur n’aide pas M. Mallein à passer procureur général, il le posera dans l’estime des honnêtes gens, ce qui fait peut-être largement compensation. Le prévenu Jarroux est un de ces pauvres diables qui, dans toutes les tentatives révolutionnaires, servent à tirer les marrons du feu à de plus malins qu’eux-mêmes.
M. Bouzy, son patron, en dit tout le bien possible, comme ouvrier et comme père de famille. II ne veut même pas le croire coupable des trois engins informes qu’on lui dit avoir été faits à son insu dans ses ateliers. Il fait, dit-il, mieux que cela habituellement.
Jarroux, entraîné par Etienne son ami, faisait partie du groupe le Revolver, ainsi que l’autre accusé Marquet. Ce groupe tire son joli nom de la protestation qui se fit, il y a deux ans, à la gloire de Fournier, l’assassin de M. Bréchard, sous forme d’un revolver d’honneur. Vous voyez d’ici les études sociales auxquelles on se livrait pendant les réunions des membres de ce groupe. Marquet, à ce qu’assure Jarroux, qui s’attire par cette déclaration les reproches de ses co-accusés, y lisait et y commentait les journaux anarchistes les plus abracadabrants. Il enseignait enfin à chacun les moyens de fabriquer les bombes et la poudre. Chacun se préparait, dans la mesure de ses moyens, à la grande fête sociale, et, pour ce qui est de l’emploi de la force et des bombes, Marquet affirme qu’il prêchait tantôt la violence, tantôt la douceur à ses collègues, suivant le caractère de ceux auxquels il s’adressait.
N’ayant plus de travail à Roanne, il était allé à Villefranche pour en chercher, suivant lui; pour y réorganiser, suivant le parquet, le groupe du Glaive, qui n’était plus à la hauteur de son beau titre. Question. — Nous prétendez, Marquet, que vous ne vous occupiez pas de politique à Villefranche, et l’on vous y appelait pourtant le Père des anarchistes !
Réponse. — C’est trop d’honneur qu’on me faisait là. Ce n’est pas vrai, du reste. Chacun sait bien que le père des anarchistes, c’est l’immortel Proudhon !
- Etait-ce pour le groupe du Glaive que Marquet était allé à Villefranche ? demande ensuite le président à Etienne.
- Je n’en sais rien; mais, si c’était pour cela, il n’aurait fait que remplir son devoir d’anarchiste, répond le repentant bombiste.
Les regrets de son action ne sont pas, du reste, le défaut dominant d’Etienne. Le jour de son arrestation, il a fait d’anarchisme une profession de foi déplorable.
- Nous ne reculerons devant rien; si les patrons ne se rendent pas de bonne grâce, nous les supprimerons; nous les démolirons, eux et leurs bagnes, et nous commencerons par les bâtiments des administrations, et surtout par ceux où se tiennent ceux qui ont la prétention de nous juger. Rira bien qui rira le dernier !
Quant à Jarroux, il n’a rien de cette morgue convaincue. Pendant que ses deux co-prévenus attendent patriotiquement la révolution ou d’une guerre malheureuse ou d’une crise ouvrière qui jette le peuple dans la rue, il regrette amèrement lui, de s’être laissé enrôler dans cette galère.
- Quand on est plusieurs, on se monte le coup les uns aux autres, dit-il tristement. Je me suis laissé englober petit à petit. Ce sont les journaux qui m’ont amené où je suis.
Cet homme, en effet, qui voulait en théorie faire sauter les maisons des affreux propriétaires, était en pratique, un propriétaire l’affirme, un locataire modèle. Cet homme, qu’on voulait employer à détruire la famille, était un mari idéal, c’est sa femme qui le déclare. Cet homme, qu’on dressait à supprimer les patrons, c’était, M. Bouzy le soutient, un travailleur sans pareil.
Les débats ont été fort bien dirigés par M. le président Laurent. Il a eu des sorties vigoureuses contre les doctrines anarchistes. Peut-être bien se l’est-il fourré dans l’œil, pour ce qui est de son avancement, mais enfin il voit le doigt de Dieu, (sic) menant la main d’Etienne quand il écrivait à Marquet à Villefranche. Cette lettre a été, en effet, la cause de son arrestation le 10 août, à Roanne, et nous a sans doute évité de grands malheurs pour le 15 du même mois, et voici comment, d’après l’instruction.
Tout n’est pas fraternité pure, heureusement pour nous, dans le monde des anarchistes et des collectivistes. Ces pauvres hallucinés, d’accord pour nous réduire en poudre, sont grâce au ciel, on ne peut plus divisés entre eux. Ils se tirent aux jambes avec un remarquable empressement, et se traitent do coquins avec une touchante réciprocité.
Les anarchistes appellent collectos les collectivistes qui le leur rendent bien; ils voient des traîtres partout, et ils découvriraient des faux-frères dans leur propre chemise, tout comme Raspail trouvait des jésuites jusque dans son potage.
Or, il y avait une grande brouille entre les collectos Heitz, Calais, Gouttenoire et consorts, et les co-prévenus. Figurez-vous que, tout anarchistes qu’ils étaient, tout mangeurs de curés qu’ils s’affichaient à tout propos, Marquet et Etienne faisaient baptiser leurs enfants ! Ce que n’avait pu tolérer le citoyen Heitz. Il y eut de gros mots en sens divers, et la lettre écrite par Etienne et trouvée chez Marquet, dans la perquisition, n’est qu’une longue attaque contre ce collecto de Heitz. Elle commence par cette curieuse date: Roanne, le 1er août, (siècle de misère et d’esclavage), elle raconte les discussions intestines qui continuent entre collectos et anarchistes; elle dit que ce gros Heitz a promis de venir le 15 au rendez-vous que Marquet, lequel doit venir à Roanne ce jour-là, lui a assigné, mais qu’il aura peur et qu’il ne viendra pas, etc., etc.
Au cours de la lettre, nombre de détails intimes que nous ne rappellerons pas pour ne pas faire de la peine à ces pauvres gens, mais qui ne prouvent pas une harmonie excessive entre ceux qui veulent nous exterminer.
J’ai dit que le président avait discerné le doigt de Dieu, évitant un grand malheur en écrivant par la main d’Etienne, une lettre de Roanne saisie par la police de Villefranche. En effet, le parquet de notre ville a cru voir dans la bombe trouvée au domicile d’Etienne, un engin destiné à faire sauter le 15 août, devinez qui ? le collecto Heitz !
Priver la société d’un aussi remarquable collectiviste, en attendant de la démolir elle-même à son tour, voilà l’intention ténébreuse que le parquet prête aux prévenus.
C’est pour faire sauter Heitz qu’on aurait construit, chargé, amorcé la bombe en cuivre ! J’avoue en toute humilité que pareille idée ne me serait jamais venue si j’avais été le parquet de Roanne. J’aurais pensé simplement que les bombes étaient destinées à tout en général ce qui mérite d’être supprimé, patrons ou juges, prêtres ou procureurs, prisons ou monuments publics; mais quant à croire que le monumental Heitz pouvait être spécialement visé pour le 15 août, jamais !
Quoi qu’il en soit, M. le procureur de la République à employé trois heures et demie et un très remarquable talent à son réquisitoire. Il a lu d’abord des extraits des journaux anarchistes dans lesquels les prévenus ont puisé les jolies recettes et principes politiques qui les ont amenés sur les bancs; il est entré en outre dans une foule de détails intéressants sur les rapports tendus qui existent entre collectivistes et anarchistes; enfin il s’est attaché à démontrer la complicité de Marquet dans l’attentat qu’Etienne et Jarroux dirigeaient contre la société en général et contre Heitz en particulier. Entre temps il a fait remarquer avec raison combien les anarchistes sont ingrats. Me Laguerre a été vilipendé par eux, pour la façon dont il présenta la défense de Fournier à Montbrison; ils crient contre les patrons et c’est un patron, M. Bouzy, qui vient de faire son possible pour innocenter son ouvrier Jarroux, et la voix éloquente qui va se lever pour défendre tout-à-l’heure les prévenus, a failli devenir l’an dernier la victime d’une explosion de bombe au café Helvétique.
Il termine brillamment en appelant le maximum de la peine, 5 ans de prison, sur la tête des trois prévenus et le mépris de tout ce qui, en France, aime la patrie, pour leurs odieuses machinations.
Me Jotillon, le même dont le Drapeau noir, en annonçant qu’ il avait été frappé l’an dernier à une épaule, regrettait que la bombe ne lui eut pas plutôt emporté la langue, a présenté la défense des accusés. Pendant une grande heure, qui a été trouvée trop courte, il a, avec sa vigueur habituelle, et tout en déclarant qu’il réprouvait très-fort les idées de ses clients, essayé d’atténuer leur dangereuse situation. Il s’est étonné avec raison qu’à côté d’eux on ne voie pas aussi les bandits de plume qui, assis à une bonne table ou au coin d’un bon feu, soufflent sur la France ouvrière le vent de la révolte, qui encaissent d’abord, en attendant de pêcher en eau trouble les belles places qui plus tard échoieront au plus coquin.
Il demande à ce gouvernement qui a laissé, dans les réunions publiques, insulter la police, la magistrature et la religion, de quel droit il vient poursuivre aujourd’hui les simples qui n’ont eu d’autre tort en définitive que de prendre au pied de la lettre les belles phrases qu’il laisse débiter ou imprimer tous les jours. Il réclame pour Etienne la pitié qu’on doit à un sectaire convaincu, pour Jarroux la clémence qu’on doit au repentir, pour Marquet l’acquittement qu’on doit à qui n’a pris aucune part à la préparation des engins. Il était en effet à Villefranche en ce moment, et, s’il a donne des conseils, il n’a fait que répéter de vive voix ce qu’on laisse tous les jours imprimer sans répression dans tous les journaux anarchistes.
Il est six heures du soir. Après une demi-heure de délibération le tribunal a rapporté un jugement condamnant Etienne à trois ans de prison, Jarroux à dix mois de la même peine, et acquittant Marquet.
En entendant la peine portée contre son fils, la mère d’Etienne pousse dans l’obscurité des sanglots déchirants. Puissent-ils, ces cris d’une mère désespérée, arriver par notre organe aux oreilles des misérables qui ont perdu son enfant !
Journal de Roanne 14 décembre 1884
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Citoyens Roannais,
Nous avons instamment prié la presse Lyonnaise de publier une lettre que nous lui avons envoyée le 1’2 courant, pour dissiper les calomnies dont on nous abreuve et nous défendre des iniquités dont on veut nous rendre victimes. Celte presse ministérielle, toujours prête à publier les nouvelles à sensation (vrais ou fausses), a mis notre lettre au panier; seul le Lyon Républicain, qui avait annoncé notre arrestation, en a repars- • duit quelques fragments, non complets, qui pourraient permettre aux malins d’équivoquer à leur aise, ce qui nous a forcé d’avoir recours à ce bulletin de publication. Voici les faits exacts :
Mardi, vers 7 heures du matin, M. Roussel, juge d’instruction et M. Lagrésille, substitut, accompagnés de nombreux gendarmes et d’agents de police (en bout une vingtaine) sont venus faire une perquisition dans nos domiciles, puis au Cercle (Travail et Progrès) cercle autorisé par la Préfecture. Certains agents ont passé du zèle à la licence : Ils ont arrêté un citoyen qui portait un étui contenant le drap mortuaire de la Société la Libre-Pensée, mettant de côté tout respect dû aux insignes de la mort, et au malheur do ce citoyen qui venait de perdre sa chère compagne, l’exhibition en fait faite en pleine place Dorian. Ces perquisitions avaient pour but de rechercher, de soi-disant preuves de complicité, avec un nommé Marquet, arrêté à Villetranche, et accusé de fabrication de dynamite.
Ces Messieurs, après nous avoir ordonné de nous rendre au Parquet, s’en sont retournés les mains vides : Il ne pouvait en être autrement, attendu l’antipathie que nous professons contre les prôneurs de moyens à employer par la dynamite. C’est au parquet que nous avons connu le mobile de cette affaire.
Une lettre qui nous a été communiquée à l’instruction, qui avait été envoyée par un nommé Etienne, et saisie au domicile de Marquet, contenait les insultes les plus grossières, les menaces les plus violentes à notre adresse ; une insulte, antérieure , adressée à l’un de nous, devait se vider le 15 août devant des témoins convoqués à cet effet, insulte résultant de la contradiction de nos idées avec celles des anarchistes.
Tout démontrait dans cette lettre l’hostilité parfaite qui existait entre nous et les deux correspondants, rien ne pouvait faire croire à une connexité quelconque ; quoique cela, malgré cet axiome patent, dame Thémis a trouvé urgent de venir bouleverser nos ménages, semer la désolation dans nos familles et de nous montrer comme des féroces bandits aux yeux de la population qui ignorait la vérité. Après avoir démontré la logique qui a présidé à cette action magistrale, nous déclarons ne pas savoir quel but on devait atteindre : Est-ce un procès de tendance quêta nous prépare? Est-ce une réédition de ce que nous avons vu sous l’Empire et sous l’ordre moral ; quoiqu’il arrive, afin que le public, ainsi que la presse Lyonnaise et Roannaise soient bien édifiées sur la ligne de démarcation qui existe entre nous et les anarchistes, nous déclarons que nous sommes des socialistes convaincus, que nous croyons que la société sera perfectible, tant qu’il y aura des souffre-la-f’aim dans les producteurs.
Partant, nous travaillons et nous travaillerons sans relâche à la réalisation des idées d’émancipation de la classe prolétarienne par tous les moyens possibles et légaux, notamment par le suffrage universel, et déclarons une dernière fois, n’avoir rien de commun avec les anarchistes, ni avec les engins destructifs.
Gouttenoire, quai de l’ile. Heitz fils, ébéniste, quai de la Loire.
Le Prolétariat du 23 août 1884
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