Collection privée E. B-C

Une accusation salissante

Etienne Dolet, le chevalier de la Barre et tant d’autres libre-penseurs furent jadis accusés de perversions sexuelles. Ces imputations n’avaient d’autre but que celui de d’entacher gravement leur moralité et de les présenter aux yeux des foules abusées comme des individus dégoûtants et de mœurs équivoques. Comme il était malaisé d’atteindre ces hommes dans le domaine hautain de leurs idées, on s’ingénia à les rabaisser, à les salir dans leur vie privée. Pour cela, quoi de mieux que de les incriminer de sadisme, de pédérastie ou d’autres anomalies sexuelles ?

Sébastien Faure n’échappa pas à cette règle jésuitique. (Calomniez, il en restera toujours quelque chose.) Il s’en défendit âprement chaque fois qu’il en eut l’occasion.

J’avoue sincèrement que les accusations, à plusieurs reprises dont mon cher vieil ami fut l’objet et les dénégations motivées qu’il y opposa, me laissèrent perplexes. Je ne suis pas arbitre et je m’abstiens de juger. Mais, en admettant même que tout ne soit pas faux dans les rapports des mercenaires de la police… qu’y a-t-il de si grave là-dedans ? Et, s’il s’était agi d’un autre personnage, si ce n’avait été le propagandiste que l’on tentait d’atteindre à travers l’homme, qui aurait attaché à ces faits la moindre importance ?

Je mentirais à mon rationalisme sexologique, qui postule que les dénommées perversions sexuelles, les anomalies ou les troubles fonctionnels de même nature ne sont ni des crimes, ni des délits tant qu’ils ne transgressent pas la liberté ou n’attentent pas à la personnalité d’autrui, si je n’abordais franchement cet aspect intime de la vie de Sébastien Faure qui lui valut, de la part de ses ennemis, tout un lot d’outrages facilement étayés sur des mensonges policiers, et deux condamnations en 1918 et en 1921.

Une brochure intitulée : Une infamie, publiée à la suite de son procès du 28 janvier 1918 par un groupe d’amis, relève abondamment les escobarderies dont fit preuve contre lui.

Il faut être ignorant comme Botocudo pour soutenir que le comportement anormal dans les relations sexuelles ne peut être que le fait d’individus vicieux, tarés ou dégradés. Le contraire serait plus sûrement vrai dans beaucoup de cas.

Et, en soutenant cette thèse – qui pourrait passer pour un paradoxe – je pense à toutes les biographies franches d’hommes et de femmes qui ont illustré les arts, les lettres et la pensée que j’ai lues jusqu’ici, sans parler des rois, des empereurs, des conquérants, des hauts dirigeants de la politique, de la finance et de l’industrie, ne de leurs courtisanes. On peut aisément se reporter aux mémorialistes indépendants de tous les temps.

En général, l’amour, dans toutes ses manifestations : physiques et sentimentales, prend, chez ceux qui sont fortement cérébralisés, une sorte de prédominance qui ressemble à de l’obsession. Ce qui paraissait étrange autrefois devient, à la lumière de l’étude scientifique, une chose parfaitement normale et naturelle. On sait aujourd’hui qu’il existe un lien très étroit entre la sexualité et la cérébralité, l’une influençant l’autre et réciproquement.

Dans les actes qui ont été reprochés, à tort ou à raison, à Sébastien Faure, je n’en vois aucun qui soit de nature à le rabaisser aux yeux de ceux que la morale judéo-chrétienne n’aveugle pas. On a parlé de mineures débauchées ; ces mineures, dont la précoce viciosité était exploitée par leur mère elle-même enrôlée dans l’armée de la prostitution, auraient pu donner des leçons à des femmes en âge de repentir ! Elles n’avaient plus rien à apprendre et leur siège était fait depuis longtemps déjà.

Quant aux attouchements ou frôlements sur des femmes baguenaudant aux spectacles de la rue… Quelle affaire ! Cela me rappelle l’aventure survenue au fameux ténor italien Caruso qui fut condamné à l’amende par les juges new-yorkais pour avoir peloté les fesses d’une Américaine dans la rue. Je concède que ce vif hommage ainsi rendu au sexe auquel j’appartiens n’est pas à recommander. Mais cela vaut tout au plus une invitation à celui qui s’en rend coupable d’avoir à revenir à plus de discrétion dans la manifestation de son émoi. Il n’y a pas là, en tout cas, de quoi entacher à jamais l’honneur et la mémoire d’un homme. Cela n’a rien retiré au talent ni à la renommée du chanteur italien.

Au surplus, quel adulte homme ou femme, n’a pas ses petites misères organiques, ses troubles, ses inquiétudes physiologiques, ses faiblesses, ses manies, ses envies subites, ses désirs tyranniques, plus forts souvent que le vouloir et maîtrisés à grand peine et avec souffrance ?

Ceux qui sont chargés d’arrêter les contrevenants à la morale et ceux qui les condamnent en sont-ils exempts ? Qui oserait le prétendre ? Qu’on se souvienne de l’histoire authentique que j’ai relatée dans mon livre : Le Pourrissoir, sur les distractions du « panier à salade ». Je pourrais ici reprendre avec raison la phrase attribuée au Christ parlant de la femme adultère : Que celui qui n’a jamais péché lui jette la première pierre ! Et dire à ceux qui jugèrent si sévèrement Sébastien Faure et le vilipendèrent : Etes-vous donc assez purs et assez sûrs de vous pour condamner sans appel ?

Dans certains cas, et sous des influences intérieures, sous des poussées irritantes, de subites congestions glandulaires, on se trouve désarmé, le pouvoir d’inhibition en défaut et notablement amoindri. Alors l’acte fâcheux, mais purement circonstanciel, est commis, toujours suivi de pénibles regrets – car la morale conformiste, l’opinion conventionnelle, le décri public sont là qui vous guettent ! Doit-on pour cela taxer d’immoralité fondamentale la personne qui a succombé un instant ? Et cela peut-il, en quoi que ce soit, déprécier la valeur de la pensée, réduire la sincérité des convictions d’un individu ?

Sébastien Faure. L’homme, l’apôtre, une époque par Jeanne Humbert, Paris, Editions du Libertaire, 1949, p.203 à 206

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