COUR DE JUSTICE L’AFFAIRE MALVY. FIN DE L’AUDIENCE D’HIER
Déposition de M. Laurent.
M. Laurent, ancien préfet de police est alors appelé à la barre.
Le procureur général. Lorsque est arrivé à M. Mouton un procès-verbal indiquant que Sébastien Faure avait été surpris en flagrant délit d’outrage public à la pudeur, M. Mouton a dit que vous lui aviez demandé le dossier et aviez classé le procès-verbal. Il a ajouté que votre attention avait été appelée sur Sébastien Faure par le cabinet du ministre.
M. Laurent. — J’ai su un jour que Sébastien Faure était l’objet d’un procès-verbal pour outrages aux mœurs aux Buttes-Chaumont.
J’ai demandé et lu ce procès-verbal et j’ai été persuadé que les faits relatés ne pouvaient donner lieu à poursuite judiciaire ; dans les conditions où l’affaire s’était produite, je considérais que le délit ne pourrait être établi. Mais j’ai pensé qu’avec le procès-verbal, je pouvais tenir un propagandiste révolutionnaire dangereux et que je pouvais me servir de cette pièce pour endiguer sa propagande. J’ai donc appelé Sébastien Faure à mon cabinet. Je lui ai dit les choses les plus dures, j’ai écrit un mot relatant que je l’avais mandé et que je laissais le procès-verbal sans transmission, mais non sans suite, en raison des témoignages, qui ne permettaient pas une action correctionnelle. On a supposé que ma conduite aurait pu m’être dictée par une autre autorité. C’est inexact, et j’ai écrit les mots « sans transmission » pour qu’il restât trace de ce que j’avais fait. Tout le monde a pu les lire et je tenais à ce qu’il n’y eût pas de mystère.
Si j’avais voulu classer le procès-verbal sans suite, je l’aurais placé dans une armoire spéciale avec d’autres du même genre.
J’ajoute que lorsque je recevais un ordre d’une autre autorité au sujet d’un procès-verbal, j’écrivais sur la pièce : P. O. (par ordre). Cette mention ne figure pas sur le procès-verbal concernant Sébastien Faure.
Enfin, je dirai que Sébastien Faure n’a plus tenu dans les réunions, à partir de cette affaire, de langage subversif.
Le procureur général. C’est vous qui avez réclamé le procès-verbal concernant Sébastien Faure ? Comment saviez-vous qu’il existait ?
M. Laurent. — Je ne puis le dire. Mais ce n’est pas le cabinet du ministre qui m’a donné un avis.
Le procureur général. — M. Mouton prétend que vous lui avez dit que votre attention avait été attirée sur cette affaire par le cabinet du ministre ?
M. Laurent. — Les souvenirs de M. Mouton le servent, mal. Je ne lui ai pas dit cela, puisque cela n’était pas, et j’ajoute que lorsque Sébastien Faure a été pour suivi plus tard pour des faits du même genre, j’ai vu que le parquet n’avait pas fait revivre l’affaire précédente, parce qu’il n’y avait sans doute pas trouvé les, éléments d’une poursuite.
Le procureur général. — Vous avez donc pardonné à Sébastien Faure ?
M. Laurent. — Non, je n’avais pas à le faire; je croyais qu’il n’y avait pas dans le procès-verbal les éléments d’une poursuite, et je n’étais pas fâché d’avoir une arme contre Sébastien Faure.
Le procureur général. — Alors, Je demanderai le huis-clos pour permettre la lecture du procès-verbal.
M. Delahaye. — M. Sébastien Faure ayant été arrêté quatre fois, pour attentats aux mœurs, n’a été .poursuivi et condamné qu’après la quatrième arrestation. M. Laurent, qui empêcha les poursuites consécutives à la troisième arrestation, celle des Buttes-Chaumont, connaissait-il la première arrestation, celle du square du Père-Lachaise, en 1903, et la deuxième celle du square des Batignolles, en 1904 ?
M. Laurent. — Je les ignorais.
M. Delahaye. — En 1900, Sébastien Faure, contrairement à la loi sur l’enseignement, a pu ouvrir une école de coéducation des sexes, sans diplôme, sans stage professionnel, sans le moindre certificat d’aptitude pédagogique. Il a ouvert cette école comme on ouvre un hôtel meublé. Depuis, des scandales se sont-produits à cette école de coéducation, nommée « la Ruche ». M. Laurent les a-t-il connus ?
M. Laurent. — J’étais à cette époque secrétaire général de la préfecture de police. Mon autorité ne s’étendait par sur Seine-et-Oise, où se trouve « la Ruche. »
La Cour décide de confronter M. Laurent et M. Mouton pour savoir si, comme l’a dit M. Mouton et comme le nie M. Laurent, il y a eu intervention du cabinet de M. Malvy au sujet du procès-verbal visant Sébastien Faure.
M. Mouton déclare alors qu’il n’a connu l’affaire qu’au moment du classement, soit quinze jours ou trois semaines après les faits.et qu’il a eu la « sensation très nette » qu’une intervention avait eu lieu de la part du ministère de l’intérieur. Il ajoute:
M. Dumas a eu la même impression. Il l’a rectifiée depuis sous cette forme : « Je l’ai cru, mais puisque M. Laurent dit le contraire, M. Laurent est honnête homme, je ne puis douter de sa parole. » Moi aussi, devant les affirmations de M. Laurent, Je ne maintiens pas les miennes, et si je me suis trompé, je m’en excuse vis-à-vis de lui.
M. Henri Michel. — Qu’est-ce qui vous a donné la « sensation très nette » que vous avez dite ?
M. Mouton. — Dans la conversation que j’ai eue au sujet de cette affaire avec M. Laurent, il a été question de M. Malvy. J’ai cru tout d’abord me souvenir que M. Malvy avait donné un avis à M. Laurent; en réalité, M. Laurent a prévenu M. Malvy après le classement de l’affaire.
Le huis-clos étant demandé par le procureur général pour la lecture du procès-verbal dont il vient d’être question, M. Peytral s’oppose à ce qu’il soit prononcé en faisant remarquer qu’il s’agit pour la Cour uniquement de savoir quelle a été la part de M. Malvy dans le classement de l’affaire: la connaissance des termes du procès-verbal n’éclairera aucunement les membres de la Cour sur ce point.
Le procureur général répond qu’il est persuadé qu’après la lecture du procès-verbal il sera impossible de prétendre, comme le fait M. Laurent, qu’il n’y avait pas dans ce document les éléments d’une poursuite.
La Cour se forme en chambre du conseil pour statuer sur la demande du procureur générai. Elle rend bientôt un arrêt ordonnant le huis-clos. Celui-ci ne dure que quelques minutes et l’audience est levée à 18 heures 50.
LES HUIS-CLOS Comme on l’a vu dans le compte rendu précédent, il y a eu hier, au cours de l’audience de la Cour do justice, deux huis-clos…
Quant au second huis-clos, il a commencé par une assez longue discussion de procédure. M. Peytral s’étant opposé à la lecture du procès-verbal de l’affaire Sébastien Faure, il a fallu décider si cette lecture devait avoir lieu. Mais, pour l’arrêt à rendre, voterait-on à main levée ou par appel nominal ? Et dans ce dernier cas, les sénateurs déjà partis seraient-ils admis aux audiences suivantes? C’est seulement lorsque ces questions ont été résolues que le procès-verbal de l’affaire Sébastien Faure (outrage à la pudeur) a été lu.
Le Temps 26 juillet 1918
Lire l’ensemble du dossier : Sébastien Faure et la pédophilie
Concernant l’affaire Malvy jugé en Haute cour lire : Le Sénat, Haute Cour de Justice sous la IIIe République : l’affaire Malvy (1918)