CHRONIQUE DU PALAIS

Cour d’Assises de la Gironde.

Audience du 5 août. Présidence de M. le conseiller A. Léon.

Les cambrioleurs anarchistes.

Cause célèbre ? nous demandera-t-on. A quoi nous répondrons : Cause gaie, qui eût pu avoir des débats tragiques, que la fuite des frères Desmons*, du cours Portal, au nez et à la barbe de M.Quénin, alors chef de la Sûreté, et de ses agents, a seule empêchée de se produire. Les frères Desmons, on se le rappelle, le matin du 15 avril dernier, alors qu’on se présentait pour perquisitionner chez eux, refusèrent d’ouvrir leur chambre; puis, menacés de voir la porte ouverte par le serrurier, ils consentirent à parlementer, et le commissaire, M. Quénin, leur laissa le loisir de parcourir la commission rogatoire qu’il était chargé d’exécuter pour perquisitionner à leur domicile. On sait le reste : armés d’un revolver qu’ils mirent sous le nez du serrurier, les frères Desmons passèrent, bousculant le serrurier terrifié qui rejeta derrière lui les agents qui poussèrent derrière eux M. Quénin. L’inspecteur Moze, voulut bien faire usage de son revolver, mais son chef s’y opposa. Telle est l’histoire de la fuite des frères Desmons, qui étaient de dangereux cambrioleurs doublés d’anarchistes militants.

Ne réussissant pas à les retrouver, la police rechercha s’ils pouvaient avoir des complices, et elle arrêta les trois accusés d’aujourd’hui.

Edmond-François Lapeyre, vingt-deux ans, serrurier-électricien, jeune homme à la mise soignée, à la chevelure brune, abondante, à la fine moustache, au front large et intelligent, à l’œil fin et railleur derrière le binocle qui chevauche sur son nez légèrement retroussé à l’extrémité, est le premier. Lapeyre, de sa place, salue, dans l’auditoire peu nombreux, deux ou trois personnes, peut-être des compagnons anarchistes qu’il se fait gloire de fréquenter.

Séparée de Lapeyre par un gendarme, voici Jeanne Villeneuve, jeune femme do vingt-trois ans, piqueuse de bottines et… anarchiste. C’est dans une réunion de groupe qu’elle a connu Lapeyre qui est devenu son ami quelque temps avant les vols qui leur sont reprochés. Elle est vêtue d’une jupe noire droite, d’une blouse en mousseline de laine et coiffée d’un chapeau marron.

Le troisième accusé, Joseph Rolland, est un charmant garçon blond, portant une petite moustache. Il est vêtu d’un complet marron.

Voici les faits relevés par l’acte d’accusation :

Dans la nuit du 4 au 5 mars dernier, des malfaiteurs pénétraient à l’aide de fausses clés dans les magasins de M. Lopez, marchand drapier, 82, cours Victor-Hugo, et s’emparaient d’une grande quantité de vêtements ; une partie des objets volés fut retrouvée au domicile des frères Desmons, et un pantalon également dérobé chez M. Lopez fut découvert au domicile de Lapeyre et de sa maîtresse Jeanne Villeneuve. Cette dernière prétendit l’avoir acheté, ce qui fut reconnu inexact. Ce vol, d’ailleurs, n’est pas le seul que l’on ait à reprocher aux accusés : ils sont convaincus d’être entrés dans le domicile de M. Plazenet pendant la nuit du 20 au 21 mars, en fracturant la porte d’entrée; Rolland faisait le guet; il a été vu par deux témoins. Les malfaiteurs ont dérobé une grande quantité de bijoux, une jumelle de théâtre, des foulards, et pris dans un meuble qu’ils ont fracturé une somme de 1,400 fr. et des foulards. Les bijoux et la lorgnette volés ont été, ceux-là vus, celle-ci trouvée, au domicile de Lapeyre et de la fille Villeneuve ; des objets provenant du vol ont été découverts chez la maîtresse du nommé Rolland; ils y auraient été apportés par les frères Desmons.

Un troisième vol a été relevé contre les accusés ; ils ont pénétré dans la nuit du 10 au 11 avril chez M. Vignaud, à l’aide de fausses clés, ont pris une somme d’argent considérable, des bijoux. des objets de lingerie et des comestibles. Ici encore une partie des objets volés a été retrouvée chez les frères Desmons et chez Lapeyre et sa maîtresse. Deux autres vols sont imputés encore aux frères Desmons.

Dans la nuit du 21 au 22 mars, ils ont pénétré chez Mlle Raby en fracturant la porte d’entrée, et pris huit paires de chaussures.L’une d’elles a été retrouvée chez eux. Dans la nuit du 14 au 15 avril ils ont pris une grande quantité de lingerie, d’étoffes et de mercerie, du chocolat, des biscuits, etc., chez M. Pucheu, dans le magasin duquel ils ont pénétré à l’aide de fausses clés. Une partie de ces objets a été trouvés chez les frères Desmons.

Les accusés forment une véritable bande affiliée à un groupe d’anarchistes bordelais. Seul Rolland a des antécédents judiciaires, mais tous ont une réputation détestable. Les nommés Vincent et Bernard Desmons ont réussi à prendre la fuite en menaçant de leur revolver les agents chargés de les arrêter, ils n’ont pu être retrouvés.

La lecture de l’acte d’accusation a été écoutée attentivement par les trois inculpés, qui se lèvent tour à tour pour répondre à l’interrogatoire de M. le président Léon.

Dès le début de cet interrogatoire, M. le Président constate que ni Lapeyre, ni Jeanne Villeneuve n’ont de casier judiciaire. Au sommier de Rolland figura une condamnation à un mois de prison pour complicité de vol par recel d’un fût de 55 litres de rhum.

Tandis que Lapeyre vivait mi-partie chez ses parents, mi-partie chez Jeanne Villeneuve, rue d’Ornano, 111, Rolland, lui, avait une liaison sérieuse avec une débitante de boissons de la rue Notre-Dame plus âgée que lui de vingt ans et séparée de son mari. Le faux ménage, sur lequel la police fournit des renseignements plutôt mauvais, était très uni.

Lapeyre se fait gloire d’être anarchiste comme chacun doit se montrer fier de bien faire, mais il refuse de se reconnaître voleur ou complice de voleurs. Les objets trouvés au domicile de sa maîtresse, où il habitait, et reconnus par les personnes volées,y sont venus il ne sait comment.

Jeanne Villeneuve, qui est anarchiste aussi et le déclare bien haut, nous fait savoir que la lorgnette, le coupon d’étoffe trouvés chez elle lui viennent de l’un des frères Desmons. quant au pantalon, il était à Lapeyre qui l’avait acheté (!) cours Victor-Hugo.

Lapeyre, déclare la fille Villeneuve qui veut le sauver, était chez moi toutes les nuits où les vols ont été commis, il ne peut donc pas en être accusé. , ,

Joseph Rolland est aussi ferme que ses camarades; on a trouvé chez lui des foulards provenant du vol Plazenet. ils ont pu y être déposés ou oubliés dans la buvette par un consommateur ; lui ne les connaît pas plus qu il n’a eu connaissance du vol.

Rolland connaissait les Desmons, il se glorifie d’être anarchiste comme eux, mais ne les savait pas voleurs. M. le Président voulant lui faire une observation ainsi qu’à la fille Villeneuve au sujet des théories qu’ils soutiennent, ils se refusent à recevoir toute observation, mais avec beaucoup de fermeté M. le Président les rappelle aux convenances et les tance vertement. Pendant cette petite scène Lapeyre sourit joyeusement.

En résumé, les trois accusés sont, d’après eux, très innocents. Ils n’ont jamais rien volé à personne ; ce sont les Desmons les coupables, s’il y en a, et c’est la fatalité qui a voulu qu’on les trouve possesseurs d’objets dérobés et reconnus depuis par leurs propriétaires.

L’audition des témoins manquerait totalement d’intérêt, si nous n’avions au début la déclaration de M. Quénin, ex-chef de la Sûreté, venant raconter comment les frères Desmons lui ont filé entre les mains, dans la maison du cours Portal, et celles de l’inspecteur Moze, qui voulait faire feu sur les malfaiteurs, mais ne l’a pu, M. Quénin lui ayant donné l’ordre de s’abstenir.

Tous les autres témoins sont les personnes volées, ou d’autres connaissant les accusés sur lesquels ils viennent fournir des renseignements. Certains de ces renseignements sont peu faits pour satisfaire Rolland, qui invoque un alibi pour le soir du vol Plazenet, prétendant être resté à faire la fête chez lui avec « sa femme » et deux amis, alors qu’il aurait été vu faisant le guet devant la maison Plazenet, que des complices cambriolaient.

Avec tous les témoins les accusés discutent courtoisement, font de l’esprit, en un mot, posent pour la galerie, c’est-à-dire pour le public du fond de la salle, qui s’esclaffe à chaque bon mot de Lapeyre ou de Rolland.

Le vol Plazenet fut commis dans la nuit du 20 mars, entre minuit et deux heures du matin, alors que M. et Mme Plazenet mariaient leur fils à l’église Saint-Martial. Les trois accusés s’en proclament innocents.

Au cours de l’audition des témoins, qui sont au nombre de trente, Lapeyre, Rolland et la fille Jeanne Villeneuve tentent de créer des incidents et de faire dévier le débat en parlant d’anarchie, mais M. le président des assises les remet bien vite dans la bonne voie, ce qui allège et raccourcit beaucoup cette audition.

En somme, anarchistes, les accusés le sont, ils s’en glorifient, ce qui soulève dans le fond de la salle quelques applaudissements, vite réprimés par le président, qui menace de faire évacuer la salle d’audience à la première manifestation.

L’audition des témoins est terminée à quatre heures et demie; l’audience est suspendue pendant un quart d’heure.

A la reprise de l’audience, en quelques mots très énergiques, M. le président Léon, avant de donner la parole au ministère public, annonce de nouveau à l’auditoire qu’il ne tolérera pas la plus légère manifestation, et donne l’ordre aux factionnaires placés dans la salle de conduire au pied de la cour celui ou ceux qui s’en rendraient les auteurs.

Sur cette précaution oratoire, M. Cumenge, avocat général, se lève pour requérir. D’anarchie, il en sera peu question dans la discussion très serrée du distingué magistrat. Ce sont avant tout des voleurs que le jury a devant lui, il ne faut pas l’oublier. La preuve de leur culpabilité est dans la découverte, chez eux, d’une partie des objets volés dont l’autre partie, la plus considérable il est vrai, a été trouvée au domicile des frères Desmons. M. Cumenge conclut en réclamant un verdict affirmatif contre les trois accusés.

Le réquisitoire remarquable de M. Cumenge, et qui produit à sa péroraison une impression très vive, prend fin à six heures et demie.

Me Grossard se lève à son tour et présente la défense de l’accusé Lapeyre.

Me Grossard, non sans que quelques escarmouches ne s’engagent entre le ministère public et lui, discute les charges de l’accusation et sollicite l’acquittement de Lapeyre.

L’audience, ouverte à neuf heures du matin, est suspendue à sept heures et demie du soir pour permettre à la cour et au jury de prendre leur repas, et, jusqu’à neuf heures, un peu de repos.

Audience de nuit. A la reprise des débats, Me Luzzi et Laviolette — ce dernier parle pour la première fois et d’un excellent verbe devant le jury — se lèvent tour à tour à la barre dans l’intérêt de Jeanne Villeneuve et de Joseph Rolland. Ils plaident la non culpabilité et expriment leur confiance de voir leurs clients sortir acquittés de l’audience.

Le jury se retire à dix heures un quart pour délibérer. Il rentre en séance à minuit un quart, non sans avoir, par trois fois, fait appel aux lumières de M. le président des assises.

Le verdict est affirmatif sur certains chefs d’accusation, négatif sur d’autres. Toutes les circonstances aggravantes sont écartées, et les trois accusés bénéficient des circonstances ces atténuantes.

La cour, en conséquence, condamne : François-Edmond Lapeyre à un an de prison.

Jeanne Villeneuve à un an de prison. Joseph Rolland à un an de prison. L’audience est levée à minuit trois quarts.

La Petit Gironde 6 août 1898

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BORDEAUX Trois anarchistes… cambrioleurs devant la Cour d’assises de la Gironde. Verdict par ordre.

Les compagnons libertaires Rolland, Edmond Lapeyre et sa femme, Jeanne Villeneuve, en prévention pendant quatre mois, passaient vendredi 5 août devant la Cour de d’assises de la Gironde sous l’inculpation de vols qualifiés avec une série de circonstances aggravantes, suivant l’acte d’accusation rédigé rageusement par un greffier empressé.

Au cours des débats, l’a vocal-général, Me Cumenge, un nom bien symbolique, s’est visiblement acharné sur les prévenus dont l’attitude ferme et lucide et l’opinion sociale l’exaspéraient vivement.

Le réquisitoire dudit Cumenge était plutôt une satire politique.

Ces individus ne sont pas des anarchistes; ce sont des cambrioleurs. Ils ont élevé le vol à la hauteur d’un principe. Les braves gens ont à se défendre contre eux. Leur vie est déplorable Ils appartiennent au groupe anarchiste de Bordeaux.

Les trois prévenus n’ont pas hésité à se dire anarchistes. El c’est leur opinion — subversive — qui a influencé défavorablement les jurés, des esprits étroits, aux idées surannées.

Rolland, Edmond Lapeyre et sa compagne ont donné du fil à retordre au président, au pourvoyeur de prisons et aux témoins à charge, dont une demi-douzaine de policiers aux contradictions évidentes et perfides.

De l’avis de tous, les trois compagnons devaient être acquittés, les délits à eux reprochés étant peu démontrés.

Mais les accusés étant anarchistes devaient être coupables. Leur acquittement eût fait beaucoup de peine aux défenseurs de la bourgeoisie.

Rolland a été énergique et simple. Jeanne Villeneuve intrépide et démonstrative. Edmond Lapeyre ironique, spirituel et clair.

Au point de vue juridique, leur culpabilité était rien moins qu’évidente. A notre avis, ils auraient dû être mis en liberté.

Les mouchards fourmillaient dans la salle. L’air était vicié par leur présence.

Rolland, Lapeyre et sa maîtresse ont été condamnés à un an de prison.

MM. les riches devraient savoir que le vol est le fruit de l’arbre social.

Ceux qui croient devoir prendre où il y a, c’est dédire cambrioler, en une société différente du monde social présent, n’auront plus à risquer leur liberté ou leur existence, car chaque humain y pourra satisfaire normalement tous ses besoins.

Le vol n’est pas une idée, un principe. Nul n’a à l’approuver ou à le désapprouver. Malheureusement, le capital en est la cause déterminante.

Groupons-nous pour l’instauration d’une société basée sur la propriété commune, l’harmonisation des intérêts sur l’égoïsme et l’altruisme bien conçus.

Alors les vols et les crimes se transformeront en souvenirs.

Tout le monde doit manger, boire, vivre, travailler sans nul souci.

Pour peu que l’on réfléchisse, le droit de punition est considéré comme une monstrueuse ânerie, car il ne prévient ni ne crée rien, si ce n’est le mal.

Le Libertaire 14 août 1898

*DESMONS, Bernard « ALBERT » ; « Pedro Del RIBO » : http://militants-anarchistes.info/spip.php?article12599

DESMONS, Vincent « Jean, Antoine FERNANDOZ » : http://militants-anarchistes.info/spip.php?article12612