
En 1894, le géographe, communard et anarchiste, Élisée Reclus s’installe en Belgique, à Ixelles, dans la banlieue de Bruxelles. Après quelques péripéties narrées dans les précédents épisodes (ML n° 1822, 1823, 1824 et 1825), Élisée Reclus devient partie prenante d’une aventure inédite, la fondation de l’Université Nouvelle, institution académique dissidente qui rompt avec l’Université Libre de Bruxelles. Dans un premier temps, les cours sont organisés vaille que vaille dans les locaux mis à disposition par une loge maçonnique, celle des Amis Philanthropes. Vu le succès des premiers cours, le comité envisage rapidement la création de deux facultés, la Philosophie et le Droit (il en faut quatre pour constituer une université complète).
Le 2 mars 1894 doit avoir lieu le premier cours d’Élisée reclus. Pourtant, au jour dit, le savant se sent patraque et puise dans ses forces pour se lever et rencontrer son auditoire. En un mot comme en cent : notre géographe a la crève… « J’ai passé toute la journée du 2 mars au lit, grelottant la fièvre. Ma femme, le médecin doutaient que je pusse me lever. » L’on n’en était plus à un ajournement près… C’eût été sans compter sur la détermination du géographe quand il s’agit de transmettre la flamme : « Mais « il fallait », poursuit-il dans une lettre à Joukovsky (4 mars 1894), et cela m’a guéri. » Pour ce premier soir, on refuse du monde car on est accouru en masse pour assister à la conférence du professeur Reclus : « Je me suis levé à sept heures et, à huit heures, je me faisais écraser à la porte de la salle. Tout de même, je n’ai pas été complètement aplati et il est resté un petit morceau de moi pour parler au nom de tout ce que je sentais être notre cause, quoique je n’eusse à parler que de « géographie », mais tout est dans tout à qui y met son âme. »

Par la correspondance de Reclus, on sait que le salaire des enseignants fut une chose erratique et que certains tirèrent une partie de leur subsistance de ce qu’il nomme « une certaine rémunération des élèves ». Cela ne l’empêche pas d’inciter Henri Roorda van Eysinga à le rejoindre pour enseigner également, même si, en juillet 1894, l’École ou Université Nouvelle n’a pas encore été inaugurée officiellement : « Que vous dirai-je sur notre École Libre, qui n’existe pas encore ? Vous savez d’avance que tous les éléments qui s’y trouveront sont loin d’être excellents. Où l’intrigue et l’ambition et la vanité ne vont-elles pas se fourrer ? Là aussi il y aura des avocats et des poseurs et des sots, et des gens qui savent par méthode et non par ardeur enthousiaste. Mais il y aura aussi d’excellents éléments, et ceux-ci vous les fortifierez de votre présence. » En octobre, on sait, toujours par la correspondance de Reclus, que l’Université Nouvelle compte pas moins d’« une soixantaine de professeurs dont la plupart donnent gratuitement leur collaboration. »
Parmi les enseignants qui grossiront l’effectif du corps enseignant de l’Université Nouvelle, figure en outre Élie Reclus, qui rejoint son cadet à Bruxelles. Le fratrissime occupera la chaire de mythologie comparée, jusqu’à sa mort, en 1904.
Il s’agit désormais, pour la nouvelle école de trouver des fonds et un lieu où s’établir. Le comité chargé de fonder l’Université Nouvelle s’avère être plutôt populaire et l’appui du public, sous forme de donations, permet de prendre en location un bâtiment, et non des moindres… ! Car l’ironie du sort veut que ce soit ni plus ni moins que l’ancienne maison de Théodore Verhaegen, au 13 rue des Minimes que l’université dissidente établisse ses quartiers. Verhaegen, pour rappel, n’est autre que le fondateur de l’Université Libre de Bruxelles, celle-là même que les dissidents ont décidé de quitter avec fracas pour fonder une Université rivale, fidèle à l’esprit du fondateur de l’établissement dont ils se séparent…

Il faut encore attendre le 25 octobre 1894 pour que l’Université Nouvelle — officiellement intitulée École Libre d’Enseignement Supérieur et Institut des Hautes Études de Bruxelles – ouvre ses portes et soit officiellement inaugurée. Lors des discours, le but avoué de l’université dissidente n’est pas voilé : « Forcer l’établissement fondé par Verhaegen et exproprié des mains de ses véritables maîtres par une poignée de vieillards dévoués aux intérêts d’un parti politique réactionnaire, à prendre la place qu’il a pour devoir d’occuper, y rétablir la vérité scientifique, comme ailleurs la vérité sociale, par l’expropriation des expropriateurs. »
Enfin, en 1895, deux facultés supplémentaires voient le jour, Sciences et Médecine. Faute de moyens, leur existence n’excédera pas l’année 1899. L’Université Nouvelle, cependant, tint bon jusqu’au terme du premier conflit mondial. Elle ne ferma d’ailleurs pas ses portes entre 1914 et 1918, là où toutes les autres universités belges demeurèrent closes. Finalement, en 1919, l’Université Nouvelle rejoint le giron de l’alma mater, l’Université Libre de Bruxelles. Tant la scission que la fusion des deux établissements contribuèrent à renforcer désormais le caractère démocratique de l’université bruxelloise.
L’épilogue des aventures d’Élisée Reclus à Bruxelles se déroule au terme d’ultimes péripéties, assez documentées par les biographes, pour ne pas y revenir abondamment : l’ultime idylle du géographe avec Florence de Brouckère, les séjours fréquents dans la propriété de Torhout (où s’éteint Élisée), la perte financière dans l’affaire des cartes globulaires, le passage de flambeau au neveu Paul… L’ultime discours d’Élisée à l’annonce d’un début de révolution en Russie.
On pourrait s’étonner qu’Élisée Reclus ait fait le choix de demeurer jusqu’au terme de ses jours en terre de Belgique, ce pays si profondément bourgeois et libéral, propice au développement d’un capitalisme industriel et financier, tandis que les contacts avec les groupes de base du mouvement anarchiste demeureront inexistants. Ni Élisée, ni Élie au demeurant, n’impulseront une dynamique plus intellectuelle au courant anarchiste belge. On peut le déplorer. Il n’y eut pas d’animosité respective, pour autant. Simplement une connexion qui ne put s’établir. Pour autant, Élisée ne mit pas en suspens toute activisme libertaire loin de là. C’est depuis sa base arrière belge qu’il fut le maître d’œuvre d’une collection intitulée la Bibliothèque des Temps Nouveaux. Une manière sans doute réductrice de mettre en exergue la distance qui sépare le mouvement anarchiste prolétaire de l’anarchisme reclusien, se trouve ramassée dans cette observation du journal anarchiste verviétois Le Plébéien, à propos de la brochure de Charles Albert, Aux anarchistes qui s’ignorent : « Cette brochure s’adresse surtout aux intellects… tout en applaudissant à l’initiative de la Bibliothèque des temps nouveaux, nous nous demandons si une telle propagande ne ne s’emploierait pas mieux si elle s’adressait aux malheureux qui ne savent plus penser. »
On pourrait peut-être enfin voir une différence de sensibilité sur la manière dont le chemin vers l’anarchie peut s’effectuer. Les groupes anarchistes belges entretiennent depuis leur création une sorte de mystique révolutionnaire, fondée sur l’idée de la nécessité historique et économique d’une tension interne au capitalisme, censée déboucher spontanément sur une Révolution sociale. Le rôle des anarchistes consiste à cet égard, avant tout, à diffuser l’idéal libertaire, égalitaire, dans les rangs ouvriers, afin que ladite Révolution sociale débouche sur l’expropriation et l’autogestion. C’est pourquoi jusqu’au début du 20ème siècle, les appels à la grève générale, étincelle destinée à mettre le feu aux poudres révolutionnaires, constitueront l’essentiel du discours de la presse anarchiste belge. On ne peut soupçonner Élisée Reclus de ne pas aspirer à une grande Révolution sociale. Mais le ton et la méthode diffèrent profondément. C’est une éthique personnelle, pour ainsi dire, qui doit d’abord servir de guide à l’anarchiste conscient, ainsi qu’une méditation intellectuelle permanente. C’est ce que traduit bien ces quelques lignes que le géographe vieillissant adresse en 1895 à l’une de ses jeunes correspondantes et élèves, Clara Kötlitz : « Ce qui importe, c’est d’apprendre à fond, de fortifier ses convictions par de fortes études, de se créer un idéal bien complet, embrassant
l’ensemble de la vie et de vivre conformément à cet idéal dans toute la mesure de ses forces adaptées aux possibilités ambiantes. »
On ne peut que déplorer, toutefois, que le passage de Reclus et l’aventure de l’Université Nouvelle n’aient pas d’avantage inspiré de moments de ruptures institutionnelles en Belgique. Indiscutablement, la pays oscille depuis toujours entre une tendance à l’irrévérence joyeuse, mais aussi à un conformisme social qui se dissimule sous le masque de l’autodérision. Le dialogue social demeure codifié, balisé, articulé autour d’une série de corps intermédiaires subsidiés par l’État. Les épisodes à caractère insurrectionnels sont rares. Il s’avère plus rassurant de demeurer dans le giron de la légalité et de la gestion bureaucratique des conflits de classe.
Par un petit matin brumeux… On se croirait presque dans une chanson de Brel. Pas d’enterrement, pas de cérémonie. Élisée Reclus a réclamé pour lui la simplicité absolue. Pas de cortège. Juste le neveu, Paul, seul derrière le corbillard. C’était le 6 juillet 1905. Paul écrit à Pierre Kropotkine le jour même : « Et voilà comment ce matin, à 8 heures, j’ai assisté, absolument seul, à l’inhumation de notre ami. Il y avait peu de curieux ; il était de trop bonne heure, et le désir d’Élisée a pu être observé à la lettre et son esprit. »
Christophe De Mos
Groupe Ici & Maintenant
Bibliographie
L’affaire Reclus et l’anarchisme
- Élisée Reclus, Les grands textes, présentés par Christophe Brun, Flammarion, coll. Champs, 2014
- Élisée Reclus, Correspondance, T. 3, éd. Alfred Costes, 1915
- Jean-Didier Vincent, Élisée Reclus, géographe, anarchiste, écologiste, Flammarion, coll. Champs, 2014
- Jan Moulaert, Le mouvement anarchiste en Belgique (1870-1914), éd. Quorum, 1996
- Wim Van Rooy, « L’agitation étudiante et la fondation de l’Université Nouvelle en 1894 », in Belgisch tijdschrift voor nieuwste geschiedenis, VII, 1976
- Digithèque des bibliothèques de l’ULB, Histoire de l’ULB, « Le Libre examen et Université Nouvelle : la première crise », Université Libre de Bruxelles – Département des bibliothèques et de l’information scientifique, dernière mise à jour : 10 novembre 2009 – https://digitheque.ulb.ac.be/fr/digitheque-histoire-de-lulb/historique/le-libre-examen-et-universite-nouvelle-la-premiere-crise/index.html
- Jean de Meur, L’anarchisme en Belgique. La contestation permanente, Bruxelles, éd. Pierre de Méyère, 1970
- Rapport fait a l’Assemblée plénière du 28 mai 1894 par le comité chargé de l’organisation de l’école libre d’enseignement supérieur et de l’institut des hautes études
- Journal des étudiants de l’Université de Bruxelles, n° 43, 4 novembre 1892
- Journal des étudiants de l’Université de Bruxelles , n° 61, 19 janvier 1894
Les révoltes ouvrières en Wallonie en 1886
- Frans van Kalken, Commotions populaires en Belgique (1834-1902), Bruxelles, Office de publicité, 1936
- Jonathan Lefèvre, « 1886, première grande révolte ouvrière en Belgique », Solidaire, Parti du travail de Belgique, 17 mars 2016
- Daniel Pector et al., 1886, la révolte des damnés de la terre ! : Le soulèvement ouvrier de mars 1886 dans les pays de Liège et Charleroi, Charleroi, Le Progès, 1886
- « Liège 1886 : Aux Origines Ni reddition, Ni retraite », s.n. in Les cahiers rouges, mars 2008
- Jacques Gillen, « Les anarchistes en Belgique », in Anne Morelli, José Gotovitch, Contester dans un pays prospère : l’extrême gauche en Belgique, Peter Lang, Collection Études Canadiennes, volume 6, 2007
Archives et historiographie anarchistes belges
- Jacques Gillen, « Le Mundaneum a fait peau neuve », Contemporanea, Tome XXXVIII — Année 2016 — Numéro 3
en ligne : https://www.contemporanea.be/fr/article/2016-3-archieven-lang-mundaneum
Presse
- L’action anarchiste, 1913 (n°1 du 23 mars), Rétinnes-Micheroux, Jean Kroonen
(fusionne L’émancipateur, de Micheroux et Le Révolté, de Bruxelles)
ARC-MUND 1, 2, 7 et 8 (1913) - L’émancipateur. Organe communiste – anarchiste – révolutionnaire, Flémalle-grande, Camille Mattart, n°1, 4 et 5 de 1921
- Le combat. Organe anarchiste, 1926 (n°3 de mars), Hem Day (Bruxelles) et Camille Mattart (Flémalle-grande)
ARC-MUND 1 du 1 février 1926 (Publié de 1926 à 1928, successeur de l’Émancipateur (Flémalle Grande, 1921-1925), ce journal a connu 33 numéros. Il se voulait le rassembleur de tous les anarchistes de Belgique « face au fascisme noir et rouge ». Le premier numéro contient un article virulent contre les coloniaux belges au Congo. - L’émancipateur. Organe anarchiste, Flémalle-grande, Camille Mattart
n°1, 05/1928, n°33, 03/1931, n°34, 04/1931-05/1931
Les aventures d’Élisée Reclus à Bruxelles. Première partie : L’annonce faite à Élisée
Les aventures d’Élisée Reclus à Bruxelles. Quatrième partie : Reclus et les anarchistes belges