Préfecture des Ardennes

Cabinet du préfet

Cabinet du Président du conseil

Au sujet des mesures contre les anarchistes

Mézières, le 20 avril 1892

Monsieur le Président,

M. le Procureur général vient de me faire connaître confidentiellement qu’il aurait à faire procéder vendredi matin à l’arrestation des anarchistes résidant dans mon département, dont les agissements donneraient ouverture à l’action criminelle prévue par l’article 265 du code pénal. Et, au nom de M. le Garde des sceaux, il m’a prié de le secourir en lui fournissant tous les éléments d’information qui seraient en ma possession.

Le chef du parquet estime, du reste, à priori, que les instructions dont l’exécution m’est confiée, sont applicables aux anarchistes affiliés au groupe des Sans Patrie.

Permettez-moi, monsieur le président de vous exposer respectueusement les inconvénients graves, – j’oserais dire les dangers, – que cette mesure me paraît présenter.

Le groupe les Sans Patrie comprend à Mézières-Charleville, quinze à vingt individus, connus de la police, sans cesse surveillés et hors d’état dans les conditions actuelles de compromettre sérieusement l’ordre public.

Un nombre égal peut être, de gens suspects, également surveillés, mais contre lesquels ne semblerait pas pouvoir être prise la mesure projetée, sont disséminés dans le département.

En dehors de cela, nous avons devant nous plusieurs milliers d’ouvriers formant des syndicats – dont quelques uns, il faut bien le dire, apparaissent à certains moments comme des foyers d’agitation ; – leur chef est le fameux J. B. Clément : ceux là non plus, évidemment, ne peuvent être visés par les instructions données par le procureur général.

Qu’il y ait dans cette masse ouvrière actuellement paisible, des individualités confinant de fort près à l’anarchisme, cela n’est pas douteux. Outre les partisans de la « propagande par le fait » et beaucoup d’adeptes de la propagande par le discours ou par publications, la situation, pour le milieu dont je parle est si subtile qu’il est permis d’avancer que tel socialiste, très sûr aujourd’hui, sera demain, si les circonstances s’y prêtent un peu, le plus pur anarchiste.

C’est dans cet ordre d’idées que les exécutions préparées pour vendredi, par le ministère public, me semblent risquer grandement de déchaîner ici, tout d’un coup et alors que rien ne le faisait pressentir, une agitation dont on ne pourrait que difficilement calculer aujourd’hui l’étendue et la durée.

Le mot d’ordre officiel du parti socialiste en vue des élections est pour le calme et pour l’abstention à toutes manifestation dans la rue : on se recueillait déjà autour du scrutin ; on allait le préparer par des conférences qui devaient conserver un caractère strictement électoral et, n’affecter aucune allure révolutionnaire.

Des arrestations assez nombreuses, intervenant en cet état de choses, surprendront d’autan plus l’opinion publique qu’il a déjà été ouvert, il y a quelques semaines, contre les individus actuellement visés, un commencement d’instruction, accompagné de perquisitions, mais non d’arrestations, que cette première information n’a pas eu de suite, et que, – toujours au point de vue local dont j’ai exclusivement à m’occuper ici – aucun fait nouveau ne paraîtra avoir motivé des nouvelles mesures, fort aggravées, puisque leur effet immédiat doit être une prise de corps.

Les socialistes, qui se sont tenus, jusqu’à présent, assez à l’écart des tentatives violentes des anarchistes, mais dont les sympathies demeurent au fond, acquises à ces derniers, resteront-ils neutres ? Je crains le contraire et au lieu d’avoir à affaire à vingt ou trente individus sans direction, je redoute de me trouver en présence du parti socialiste ardennais, considéré à peu près dans son ensemble et avec toute l’organisation qu’il s’est donnée.

Il ne m’appartient pas, à la vérité, de m’arrêter à l’examen des moyens de droit que me ministère public se propose de faire valoir, ni de supputer la vérité des circonstances de fait qui serviraient de base à ses réquisitions mais je ne puis m’empêcher non plus de faire ressortir la gravité du mouvement d’opinion qu’entraînerait, le cas échéant, ou un abandon ultérieur des poursuites ou un verdict d’acquittement rendu par le jury.

En résumé, monsieur le président, la situation présente, dans mon département est telle que j’ai cru pouvoir dans mes précédents rapports, vous faire espérer que l’ordre dans la rue ne serait pas troublé à l’occasion du 1er mai. Mais je crains, au contraire, que l’apaisement dont nous jouissons ne soit rompu par les mesures imprévues qu’il est question d’exécuter dans les Ardennes.

Ces considérations n’ont sans doute qu’une valeur purement locale, mais j’ai pensé, monsieur le président, que leur importance certaine, non seulement pour le présent mais encore pour l’avenir, me faisait un devoir de les soumettre respectueusement à votre haute et bienveillante attention.

Le Préfet.

Source : Archives nationales F7 12507

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