L’affaire Mailfait

Mailfait Hubert-Paulin, forgeron, né à Charleville en 1867, était condamné le 30 mars dernier, par le tribunal correctionnel de Charleville, à trois ans de prison pour excitation d’un militaire à la désertion.

A cette époque, Mailfait avait jugé prudent de mettre la frontière entre la justice de son pays et lui : aussi fut-il condamné par défaut.

Bientôt son extradition fut demandée par le gouvernement français sous le prétexte que Mailfait faisait partie d’une association connue sous le nom des Sans-Patrie.

Sans attendre les formalités nécessaires à son extradition, Mailfait, qui était sous le coup d’un mandat d’arrêt délivré par le procureur de Liège, demanda à être ramené en France.

On fit gré à sa demande et il arrivait dans notre ville au commencement du mois de juin.

Il se porta immédiatement opposant au jugement qui le condamnait à trois ans de prison et demanda à être jugé contradictoirement.

L’accusé

Mailfait est un jeune homme de 25 ans aux traits accusés : il est proprement vêtu d’un complet de coutil gris à carreaux. Il ne cesse de friser la petite moustache blonde qui orne sa lèvre supérieure que pour fourrer, d’un geste nerveux, sa main dans sa poche.

Il se défend d’une voix claire, sans chercher à atténuer sa responsabilité en rejetant sa faute sur ses complices.

L’interrogatoire

Après les constatations légales d’identité, M. le président engage Mailfait à répéter ce qu’il a dit au cours de l’instruction

Q. Racontez-nous les faits tels qu’ils se sont passés ?

R. Oui, monsieur. Le dimanche 13 mars, la fille Moray recevait une lettre de son amoureux, Loriette, soldat à Reims, qui lui disait que ses lettres avaient été envoyées au colonel du 13ée qui allait le faire passer au conseil de guerre. J’allais chez elle en compagnie de Tisseron et de Moray et je cherchais à la consoler. Nous décidâmes alors de faire déserter Loriette qui irait la rejoindre en Belgique. Pour ne pas éveiller les soupçons, je proposai d’aller moi-même le chercher à Reims.

De cette façon Moray ne devait pas quitter son atelier et personne ne devait rien soupçonner.

Q. Vous saviez que vous alliez commettre un délit ?

R. Oui ! Mais pour moi le peine devait être moindre que pour Moray, puisque je n’étais qu’un intermédiaire.

Q. Pourquoi avez-vous agi ainsi ?

R. Par dévouement pour l’enfant !

Q. Quand vous êtes parti pour Reims, vous aviez deux lettre ?

R. Oui, monsieur. L’une pour Leroux, l’autre pour Loriette.

Q. Avez-vous couché à Reims ?

R. Non ; j’ai pris le train de neuf heures. Je suis rentré à Charleville à minuit.

Q. Avez-vous vu Loriette ?

R. Oui, monsieur, à la caserne d’abord, puis au café ensuite.

Q. Vous l’avez engagé à déserter ?

R. Oui, monsieur.

Q. Ne l’avez-vous pas pressé en lui disant qu’il irait au Biribi ?

R. S’il a dit cela, il a tort. Si j’avais été là, il n’aurait pas dit cette chose-là.

Q. Et ensuite, que s’est-il passé ?

R. Lorsque je l’ai vu décidé, je lui ai demandé quel jour il espérait filer. Il m’a répondu que le mercredi il n’allait pas à l’exercice et qu’il lui serait facile de partir. Je lui ai alors promis des vêtements civils, mais comme il n’aurait pu les recevoir que le jeudi, Leroux s’est engagé à lui en fournir. J’ai pris le train le soir même et je suis revenu à Charleville.

Q. Qu’avez-vous fait le lendemain ?

R. J’ai vu Moray qui m’a annoncé que mon voyage était ébruité et que l’on savait que j’étais allé à Reims.

Q. Vous êtes parti en Belgique avec Moray. Vous vous êtes arrêté à Liège ?

R. Oui, monsieur. C’est là que j’ai été arrêté provisoirement, mais on a maintenu mon arrestation lorsque mon extradition a été demandée.

La condamnation

Pendant la plaidoirie de son défenseur, Mailfait s’assoit au banc des accusés et fait des efforts visibles pour ne pas pleurer. Mais son émotion se calme lorsqu’il entend les rensignements fournis sur son compte par l’administration.

« Individu dangereux, paresseux, mauvais père, mauvais mari ; tel est le portrait peu flatteur que l’on fait de vous, lui dit M. le président.

« Paresseux, s’écrie Mailfait, qu’est-ce qu’il faudrait donc faire pour être un travailleur. Depuis l’âge de huit ans, je travaille à la verrerie : qu’est-ce qui nourrirait ma femme et mes enfants si ce nétait pas moi ?

Le tribunal reçoit Mailfait opposant au premier jugement et réduit sa peine à 8 mois de prison.

Le Petit ardennais 23 juin 1892