L’audience de lundi soir s’est terminée par la fin de l’interrogatoire de Bigel et l’interrogatoire de Bourgeois, que l’abondance de matières nous a empêché de publier hier.

Interrogatoire de Bigel (suite et fin)

Bigel prépara l’engin destiné à la maison Deville. Il le fit, parait-il avec une grande intellogence. Il prit une boîte en zinc, de forme cylindrique, dans laquelle il plaça très habilement une couche de dynamite entourée de papier, le tout formant bombe.

  • Pourquoi avez-vous choisi la maison Deville ?
  • C’est Chuillot qui me l’a conseillé ; il avait travaillé chez lui. Bourgeois, lui, m’avait dit de choisir entre cette maison et la prison. Il disait que, comme c’était le 14 juillet, c’était le meilleur moyen de fêter l’anniversaire de la chute de la Bastille.
  • A quel moment avez-vous placé l’engin ?
  • A onze heures et demie du soir, dans la nuit du 15 au 16 juillet. J’ai mis la boîte sur la fenêtre, entre les barreaux et la pierre ; la mèche était allumée. Je me suis vite sauvé, j’ai couché chez mes parents et puis, le matin, je suis parti pour Revin.

On sait que la mèche brûla jusqu’au bout, mais par un hasard tout à fait extraordinaire, le feu ne se communiqua pas à la matière ; d’après l’expert, le raté est dû à ce que le bout de la mèche n’était pas en contact suffisant avec le fulminate de l’amorce.

Ce fut seulement le lendemain matin qu’un passant sur le cours d’Orléans, à dix heures, M. Jurion, ébéniste, aperçut la boîte de dynamite. On prévint immédiatement le juge d’instruction qui la fit saisir et porter à la poudrerie de Saint-Ponce. Là, on l’ouvrit, et, sur une couche de dynamite, on trouva, pliée de manière à faire bouchon, une couverture d’un catalogue des Magasins du Printemps. Ce papier était maculé de taches brunes et portait des traces de goudron provenant de la mèche. Il portait en plusieurs endroits le nom de « Bigel » écrit au crayon ; en dessous étaient plusieurs morceaux d’indicateur. Comme on le voit, l’auteur de l’attentat avait laissé sa carte de visite. C’était sa jeune sœur qui, pour s’apprendre à faire les B, avait écrit plusieurs fois le nom de Bigel.

L’accusé fut arrêté le lendemain à Revin. Il opposa d’abord les plus vives dénégations aux charges qui pesaient contre lui, mais, après plusieurs jours de détention, il fit les aveux les plus complets. Il lui était d’ailleurs bien difficile de nier, car il s’était révélé à un de ses camarades comme étant l’auteur des attentats. Il lui avait même dit, après l’attentat de la gendarmerie de Charleville, qu’un gendarme et une femme enceinte avaient été tués par l’explosion. Acharleville, comme à Revin, Bigel était armé d’un revolver. La veille de son arrestation, Bourgeois se rendit chez lui la nuit, et lui prit le revolver, ainsi que des cartouches de dynamite et des brochures anarchistes.

D’après ses propres paroles, Bigel a joué le principal rôle actif dans l’exécution de ces attentats. Mais il prétend qu’il n’a été que l’instrument de Bourgeois et Chuillot. Cependant, lui dit le président, il est invraisemblable qu’il ne se soit pas prêté volontairement aux projets criminels qu’il a commis, étant données son énergie, son intelligence et son exaltation.

  • Si j’étais exalté, c’est qu’on m’avait mis à la porte d’une usine, parce que je m’y étais coupé le doigt.
  • Il fallait chercher alors à vous faire rendre justice. En tout cas, il n’y a aucun rapport avec cette affaire et les faits qui vous sont reprochés aujourd’hui.

Cet interrogatoire, si net et si exact, est terminé à six heures justes. Bigel ne s’est pas un seul instant départi d’une attitude calme et correcte, répondant très franchement à toutes les questions du président.

Immédiatement après, M. le président commence l’interrogatoire de Bourgeois.

Bourgeois

Bon ouvrier, aux allures simples, l’air chétif malgré ses 32 ans, Bourgeois, Clovis-Alcide, est signalé comme un homme travailleur mais très exalté. C’est ainsi, disent les renseignements recueillis sur son compte par l’instruction, qu’il fut renvoyé de l’usine Mozet, flateur à Renwez, où cependant il était resté quatre ans, parce qu’on l’y considérait comme un meneur dangereux.

Ajoutons que Bourgeois a été condamné pour contrebande par le tribunal de Rocroi.

Le président demande à l’accusé les causes de son exaltation :

-Tout le monde, dit-il, était exalté. On se montait la tête, on parlait des grèves. C’est alors que quelqu’un dit : « C’est de la dynamite qu’il nous faut. » Je crois même avoir entendu dire par Bigel : « Si j’en avais, je m’en servirais. »

  • Vous avez dit dans l’instruction : « Tous les syndiqués de Revin parlaient de dynamite. »
  • C’est vrai, c’était le mot qui courait de bouche en bouche, on s’excitait, on se passait des brochures anarchistes.
  • Qui vous donnait ces brochures à vous ?
  • C’est Chuillot.
  • Mais c’est vous qui avez conseillé et poussé Bigel ?
  • Oh ! Non, ça s’est faux. Je ne suis pas assez fort pour intimider et effrayer un gaillard comme il l’est. Au surplus, je ne le conaissais pas. J’avais simplement entendu dire qu’il fréquentait la mauvaise société à Charleville. Aussi , je lui ai donné de bons conseils.

Bourgeois avoue qu’il a assisté à la préparation des cartouches mais qu’il n’y a point aidé. S’il est allé à la gendarmerie de Revin avec Bigel, c’était simplement pour lui montrer le chemin.

D’autre part, il nie qu’il ait désigné à Bigel, comme but d’attentat à commettre, la gendarmerie de Revin et la prison de Charleville. Il ne sait pas enfin qui donnait la dynamite à Chuillot. Il savait simplement par Bigel, qu’on devait faire un « pétard » à la gendarmerie.

Quant à avoir fait le guet lors de l’attentat de Revin, Bourgeois le nie absolument. A la vérité, il cherche à diminuer le plus possible sa responsabilité et à tout rejeter sur ses co-inculpés.

  • Pourquoi n’avez-vous pas cherché à détourner Bigel ?
  • Nous ne savions plus ce que nous faisions, ni les uns ni les autres. On nous montait le coup ; à la chambre syndicale, on ne parlait que de mauvaises idées. J’ai été entraîné, j’ai agi sans réflexion : j’étais dupe des meneurs. Il y avait une douzaine de fénéants qui étaient les meneurs.
  • Vous sentez bien cependant que vous avez agi avec discernement. D’ailleurs, vous cherchiez à pêcher le désordre dans les réunions publiques.
  • Une preuve que je n’étais pas exalté, c’est que je me suis opposé, contre le gré de mes camarades, à ce que la grève éclata chez mon patron, M. Lallement.
  • Vous auriez dû alors agir toujours dans le même sentiment.

Bourgeois se rassied sur cette réflexion assez judicieuse. Il est sept heures du soir. L’audience est levée et renvoyée à mardi, huit heures et demie du matin. Le public s’écoule lentement et sans bruit, et l’on s’étonne du peu d’importance qu’offrent les débats.

Le Petit Ardennais 11 novembre 1891

Lire : L’affaire de la dynamite à Revin et Charleville (Ardennes). 10 novembre 1891 (1)

L’affaire de la dynamite à Revin et Charleville (Ardennes). 10 novembre 1891 (2)