L’interrogatoire

Les témoins s’étaient retirés dans leur salle – ils sont dix-neuf, dont M. Deville et M. le capitaine du génie Derancourt, – M. le président commence l’interrogatoire par Bigel.

Né à Paris le 10 février 1872, Bigel (Eugène) est un grand garçon imberbe, a figure ouverte, l’oeil vif. A quatorze ans, il commença à travailler à Apremont. Il s’y montra querelleur et fut renvoyé. D’ailleurs, il avoue lui-même ses torts en répondant au président qui lui demande comment il s’y est conduite. « Pas trop bien ! »

Renvoyé des usines d’Apremont, il vint à Charleville et ravailla chez plusieurs patrons. Dans ces différentes maisons, on a été satisfait de lui, mais dès lors il se montra violent et exalté vis à vis de ses camarades, et facile à entraîner.

  • Aviez-vois déjà dans l’esprit des idées avancées ?
  • C’est à Revin, où je suis arrivé le 26 mars 1891. Je me suis alors trouvé à côté de Bourgeois. Il a commencé à me parler de ça…D’ailleurs, je peux dire le contraire, car, tout jeune, j’ai eu une maladie de cerveau.
  • Vous êtes cependant très intelligent. Mais quand vous sont venues ces idées de projets criminels ?
  • C’est Bourgeois, qui m’a dit qu’il fallait faire finir les grèves et peser sur les patrons. Un jour que nous étions réunis au café Caramiaux, d’un coup on a parlé de dynamite. Bourgeois m’a fait faire la connaissance de Chuillot. On a causé de ça.
  • Que vous a dit Chuillot ce soir-là ?
  • Que Bourgeois lui avait dit qu’on pouvait compter sur moi.
  • Pourquoi Bourgeois pouvait-il dire ça ? Il faut que vous lui ayez dit une parole vous engageant.
  • Ah ! Parfaitement, je lui avais dit : « Eh bien ! Ça y est » Je ne pouvais pas lui refuser ça.
  • Vous êtes cependant assez grand et intelligent pour comprendre qu’on vous propose un crime ?
  • Mais non. On ne me montrait que le bon côté de l’affaire, qui était de supprimer les grèves et la gendarmerie.
  • Voyons, c’est une plaisanterie. Vous savez très bien que ce n’est pas par la violence que vous arriverez à quelque chose. Et quant à la gendarmerie, il y en aura toujours.

M. le président demande ensuite à Bigel s’il avait accepté à cette première entrevue de faire sauter la gendarmerie. Il répond affirmativement. Il dit que Chuillot devait lui remettre ce soir-là de la dynamite. Mais, celle-ci ayant été mangée par les taupes, on dut remettre l’attentat.

Cette dynamite, avait dit Bourgeois à Bigel, était fournie à Chuillot par Druard.

Un jour, à l’atelier, Bourgeois prévint Bigel que Chuillot avait une nouvelle provision de dynamite. Un rendez-vous fut pris au café Victor, le 11 juin. Bourgeois, Cordier, Chuillot et Bigel se concertèrent, pour arrêter définitivement l’attentat de la gendarmerie de Revin. Trois cartouches de dynamite furent remises à Bigel ; on les empaqueta dans des chiffons avec de la ficelle et du fil de fer, dont la préparation avait été auparavant faite par Bourgeois. Chuillot avait donné à Bigel le conseil de bourrer les cartouches avec des chiffons et de la terre pour donner plus de force à l’explosion.

Avant l’attentat, Bigel, Chuillot et Bourgeois se promenèrent dans les environs de la gendarmerie. De 9 heures à 11 heures et demie du soir, ils restèrent ensemble. Le moment venu Bigel alluma la mèche des cartouches avec son cigare et Bourgeois posa les cartouches ; Bourgeois soutient que c’est Bigel.

  • Est-ce que Chuillot et Bourgeois ne vous ont pas menacé de vous charger, si vous ne disiez pas que c’est vous qui avez posé les cartouches ?
  • Oui, à la prison de Charleville, ils m’ont menacé.
  • Est-ce que Bourgeois ne vous avait pas parlé de mettre de la dynamite ailleurs ?
  • Oui, à la gendarmerie de Charleville, à la maison Faure. Il m’a aussi proposé de faire sauter le Petit Ardennais.
  • N’étiez-vos pas armé, lors de l’attentat de Revin ?
  • Oui, j’avais un pistolet.

Bigel donne ensuite des explications sur ce premier attentat. L’explosion se produisit vers onze heure et demie du soir, un quart d’heure après le départ de Bigel, qui était allé tranquillement se coucher. On sait quel en fut le résultat : tous les carreaux furent brisés, des pierres descellées, etc.

  • En faisant cela, quelle était votre intention ? Vous savez cependant que les gendarmes ne font que leur devoir, qu’ils ont, eux aussi, une famille, femmes et enfants ?
  • J’en ai fait la réflexion, mon président. Je l’ai dit à Bourgeois, qui m’a répondu que les gendarmes défendaient les patrons, et que c’était par eux qu’il fallait commencer.
  • Mais c’est de la folie, cela. Les gendarmes ne font que leur devoir ; ils vous défendraient, vous aussi, si vous aviez affaire à des voleurs.
  • Je n’étais pas libre de moi, Monsieur le président, puis je ne connaissais pas la force de la dynamite.
  • Vous aviez très bien votre libre arbitre. Quant à la dynamite, puisque vous prétendez que vous ne la connaissiez pas, il ne fallait pas en jouer comme d’un jouet.

L’attentat de Charleville fut préparé entre Chuillot, Bourgeois, Cordier et Bigel.

  • Chuillot me dit : « Tu tâcheras de faire sauter le Petit Ardennais. » Je lui dit que ce ne serait pas facile. Alors Chuillot me donna un revolver.
  • Pourquoi continuiez-vous de fréquenter Chuillot ? Vous saviez bien de quoi il était capable.
  • J’étais bien obligé, Monsieur le président. On m’avait fait des menaces.

Pour cet attentat, Bigel prépare les cartouches lui-même avec la dynamite qui venait de Druard. Il alla à Charleville, chez ses parents, après avoir décidé avec Chuillot et Bourgeois qu’il ferait sauter la gendarmerie et le Petit Ardennais. Arrivé à Charleville, Bigel fit une reconnaissance près du commissariat de police et de la gendarmerie. A minuit, il jeta deux cartouches dans le soupirail du commissariat et trois autres à la gendarmerie. Au bureau de police, il ne s’est pas produit d’explosion. Les cartouches ont disparu ; on a retrouvé qu’une mèche et un morceau de papier parcheminé dont on enveloppe les cartouches.

A la gendarmerie, c’est à minuit 50 que l’explosion e eu lieu. On sait que ce jour-là, il n’y avait que les femmes et les enfants, les gendarmes ayant été détachés à Château-Reglault pour une grève.

Les dégâts furent assez considérables : carreaux et serrures brisées, portes descellées, murs brisés.

  • Comment n’avez-vous pas hésité à commettre ce second attentat ?
  • Je ne pouvais plus reculer. On m’aurait brûlé la cervelle.Cela aurait peut-être mieux valu, si vous aviez été un honnête homme.

Après ce second attentat, Bigel dit qu’on parla plus que jamais de dynamite. Il fut question de faire sauter la maison de M. Vital Sueur, à Revin, qui avait rempli les fonctions de maire pendant la grève. On agita aussi la question de commettre un attentat contre la prison de Charleville. Enfin, on arrêta de faire un nouveau coup vers le 14 juillet. Chuillot et Bougeois remirent à Bigel, cinq cartouches.

L’interrogatoire de Bigel continue. Il est cinq heures et demie.

Le Petit ardennais 10 novembre 1891

Lire la première partie : L’affaire de la dynamite à Revin et Charleville (Ardennes). 10 novembre 1891 (1)