Saison 3 : Fortuné Henry, le syndicaliste CGT, fondateur du journal Le Cubilot. Lire l’ensemble des épisodes.

Vingt-neuvième épisode. Le matériel de l’imprimerie La Moderne spolié par un magistrat. Fortuné se reconvertit en puisatier.

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Fortuné Henry. Album Bertillon septembre 1894. CIRA de Lausanne

En avril 1910, à la suite des inondations de janvier l’imprimerie La Moderne doit déménager au 6 rue de la Corderie à Paris. Mais il faut payer le loyer d’avance, soit 1.500 francs. La situation financière n’étant pas brillante, les associés s’adressent à Georges Bonjean, juge au tribunal de la Seine, philanthrope et fondateur de plusieurs établissements pour enfants orphelins, délinquants ou abandonnés. Il entretient également des amitiés au sein de la CGT.1

Personnage controversé, accusé « d’avoir soutiré par divers codicilles prés de huit millions à une riche veuve, Mme Davainc , (il) entreprit l’exploitation philanthropique de l’enfance dans les « asiles » de Fontgombault, Orgeville et autres lieux jusqu’à ce que divers tribunaux correctionnels missent fin à de semblables entreprises. »2 En particulier à Fontgombault où il est reconnu responsable civilement des mauvais traitements subis par les pensionnaires.3

Georges Bonjean, lors d’une entrevue avec les associés de l’imprimerie accepte de leur prêter 5.000 francs, mais le 23 mars 1910, il adresse ce courrier à Lévy :

Cher monsieur,

Un voyage urgent m’a empêché de vous répondre de suite.

Après avoir bien réfléchi, je serais disposé à vous faire la plus grande partie de la somme désirée pour votre transfèrement.

Mais, étant données les graves déceptions que j’ai éprouvées dans le champ nouveau de mon dévouement au prolétariat, vous trouverez naturel, que ce prêt, soit garanti par un nantissement sur votre entreprise.

Il me faut un certain courage pour répondre à votre appel, car vous avez de violents ennemis. Ceci d’ailleurs ne m’impressionne guère, pas plus que les outrages imbéciles de votre client auquel je pourrais clouer la langue d’une façon dont il ne se relèverait jamais, si ses bêtises ignorantes et qui (?) le duc d’Orléans s’élevaient à la hauteur de mon dédain.

Cordialités.

Bonjean »4

Le 28 mars 1910, M. Bonjean expédie de Villepreux, le télégramme suivant :

« Lévy, imprimerie La Moderne, Parc-Saint-Maur.

Impossible donner suite au projet qu’on juge dangereux pour le prolétariat (sic). Cordial regret.

Bonjean »5

Pour les associés de l’imprimerie c’est une catastrophe, ils retournent voir Bonjean qui se laisse convaincre et après avoir envoyé son mandataire M. Etiennot, visiter la Moderne, il donne les 1.500 francs nécessaires pour le loyer d’avance de la rue de la Corderie.

Mais voilà que le local n’est pas prêt : pas de domicile, pas d’argent !

Bonjean envoie un télégramme : « Pouvez aller chez notaire. Lui envoie chèque convenu. Cordialités.

Bonjean. »

Il se charge même du procès contre le propriétaire de la rue de la Corderie. Il accorde l’hospitalité à la Moderne dans les locaux du Cloître-Saint-Méri où siège déjà la Laborieuse de M. Simonnet et où elle imprimera l’Effort social.

Mais le 12 juillet 1910, au lieu de demander une reconnaissance dette pour la somme versée, sous caution du matériel d’imprimerie, comme il semblait le réclamer dans son courrier du 23 mars, il fait enregistrer, un acte de vente au profit d’une « femme de paille » Mlle Sicot :

« Entre les soussignés :

Albert Lévy, administrateur délégué de l’Imprimerie La Moderne, d’une part ;

Et Mlle Marie-Louise Sicot, demeurant à Villepreux (Seine-et-Oise) d’autre part,

M. Albert Lévy vend pour le prix de 6.000 francs, reçu comptant et dont il donne quittance définitive par le présent acte, un matériel d’imprimerie comprenant… (suit le détail avec indication des sommes restant dues) ;

Mlle Sicot loue à M. Lévy Albert, ès qualités, le matériel ci-dessus décrit pour le prix annuel de 300 francs, payables par trois quart.

Mlle Sicot s’oblige à restituer à M. Lévy, le matériel ci-dessus vendu ferme, si dans l’espace de cinq années de ce jour, il lui rembourse la somme de 6.000 francs ci-dessus mentionnée. »6

Le contrat ̃ Léyy-Sicot, tout entier écrit de la main de M. Georges Bonjean est accompagné d’une note destinée à un certain Simonnet et Mlle M. L. (Marie-Louise Sicot). Cette note secrète et confidentielle, écrite seulement pour les deux intimes de M. Bonjean, précise :

« Ci-joint le projet de traité à la 2° page. Mettre tout, d’abord, le paragraphe concernant la location et, à la fin, celui relatif à la reprise de possession.

II faut mettre assez de matériel. pour bien couvrir, PLUS QUE COUVRIR LA CREANCE.

Ne pas oublier que les machines ne sont pas entièrement payées, d’où suit qu’elles sont grevées de ce qui reste dû, et peuvent à la rigueur, être revendiquées par les vendeurs, n’ont qu’une valeur hypothétique.

Le plus simple serait évidemment de vendre en bloc tout le matériel, installation, etc… CE ̃ QUI SERAIT LE MEILLEUR PARATONNERRE CONTRE LA SAISIE POSSIBLE.

Mlle Sicot REMETTRAIT UNE CONTRE-LETTRE spécifiant que sur les 6.000 francs quittancés, elle n’a jusqu’ici remis que 1.500 + 500 +1.200 + 150 = 3.650 fr. se réservant de fournir le surplus suivant les circonstances.

Tout cela peut être préparé, à moi soumis et signé, ce soir, ou mieux demain matin à la première heure, mais sous date d’aujourd’hui et enregistré dans la matinée.

C’est le plus simple. »7

Ce document montre que les associés de la Moderne ne touchent pas les 6.000 francs qu’il attestent avoir reçu mais 3.350 francs (l’addition étant incorrecte). Voilà donc Fortuné et ses associés Lévy et Collongy devant faire face à deux créanciers Bonjean et le fournisseur d’une partie des machines. S’ils ne peuvent payer les 6.000 francs (qu’il n’ont pas perçu intégralement) ils ne sont plus propriétaire des machines à imprimer.

Il est fort probable que cette seconde hypothèse se réalise puisqu’en juillet 19108, Fortuné exerce la profession de puisatier. Parfois il entreprend, à son compte, des travaux de terrassement dans la région. Son travail l’oblige à s’absenter fréquemment pendant des périodes qui dépassent parfois un mois. Il revient habituellement passer chez lui la journée du dimanche. Il est propriétaire d’un pavillon 34 rue Port-Arthur à Champigny où il retrouve Adrienne Tarby, sa compagne.

1 Le Voltaire 3 mai 1910

2 Le Voltaire 3 mai 1910

3 Le Progrès de Côte d’Or 2 juin 1910

4 L’Humanité 31 décembre 1913

5 Ibid

6 Ibid.

7 L’Humanité 3 janvier 1914

8 Archives nationales F7 15968. Rapport 23 juillet 1913

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