Ministère de la justice
Direction des affaires criminelles et des grâces
1er bureau
n°56 banal
Expédié le 10 avril 1894
Angers
Monsieur le procureur général
Par dépêche du 29 mars dernier, vous avez bien voulu me faire connaître les résultats de l’information suivie à Angers contre un certain nombre d’anarchistes inculpés du crime prévu par les articles 265 et 266 du Code pénal.
Après examen, j’estime qu’il y a lieu de requérir le renvoi des nommés Philippe, Mercier, Meunier, Chevry, Guesnier et Fouquet devant la cambre des mises en accusation. Je vous prie de vouloir bien adresser des instructions en ce sens à votre substitut, et me tenir au courant des suites de cette affaire. Il y aura bien conformément à votre avis de replacer Philippe, Mercier et Chevry sous mandat de dépôt.
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Ministère de la justice
Direction des affaires criminelles et des grâces
1er bureau
n°56 banal
Note
Monsieur le Procureur général d’Angers, dans un rapport d’ensemble très complet, rend compte des résultats de l’information suivie à Angers contre divers anarchistes, inculpés d’association de malfaiteurs.
Certains prévenus, contre lesquels aucun fait précis n’a été relevé, doivent bénéficier d’une ordonnance de non-lieu ; mais la question est plus délicate en ce qui concerne les nommés Philippe, Mercier, Meunier, Chevry, Guesnier et Fouquet.
Philippe est le chef avéré des groupes anarchistes d’Angers, correspondant des groupes anarchistes de Londres qui lui ont fait parvenir un pamphlet intitulé : « Carnot le tueur » et saisi à la poste, il a essayé de constituer à Angers une association anarchiste : deux réunions ont été tenues à cet effet, l’une au moment des élections, l’autre le 15 octobre au cours de cette dernière, Philippe a tenu les propos les plus violents. D’ailleurs, le soir de l’attentat de vaillant, Philippe criait en pleine rue « Venez donc les gars, nous allons danser en l’honneur de la Chambre des députés. »
L’anarchiste Mercier assistait Philippe dans son entreprise de groupement des anarchistes et il a contribué à organiser la réunion du 15 octobre. Correspondant du conférencier Meunier (Régis), il a été trouvé détenteur, lors des perquisitions administratives, de nombreux documents anarchistes. Dans une réunion tenue à Angers en avril 1892, Mercier proposait aux suffrages des électeurs la candidature de Ravachol. Depuis le 19 janvier, date de sa mise en liberté provisoire, il semble s’être abstenu de tout nouvel effort de propagande : il n’a jamais encouru de condamnation et est représenté comme un travailleur consciencieux.
Meunier, déjà condamné, a la plus détestable notoriété. Il est l’ami intime de Thennevin, conférencier-voyageur comme lui et de l’anarchiste Serré, et sert de trait d’union entre les (?) groupes anarchistes. Il a déclaré cependant être l’ennemi des mesures violentes, et avoir déconseillé la propagande par le fait.
Chevry est un repris de justice des plus dangereux, ami intime de Philippe, il a été arrêté au moment où il se préparait à afficher sur les murs d’Angers, le placard « Les dynamitards aux panamitards » De nombreux documents anarchistes ont été saisis au cours de la perquisition opérée à son domicile.
Guesnier est un anarchiste militant : on a trouvé en sa possession le 22 janvier, une lettre qui lui était adressée de Versailles par un nommé Fouquet, soldat au 1er régiment du génie en cette ville et qui révélait chez ce dernier, les intentions les plus criminelles à l’égard de ses chefs. La confrontation entre Guesnier et Fouquet a établi que le premier avait vivement engagé le second avant son départ pour le régiment, à faire de la propagande anarchiste parmi ses camarades, lui conseillant « si la révolution venait, d’enfiler ses chefs » et que Fouquet n’avait écrit à Guesnier la lettre saisie que pour lui être agréable, et pour obtenir ainsi une gratification en argent.
Fouquet était également en relations avec les anarchistes Mercier et Meunier.
Telles sont, succintement résumées, les charges que l’accusation a relevé contre les inculpés, et que le rapport de monsieur le Procureur général relate d’une façon complète. Sont-elles suffisantes pour justifier le renvoi des susnommés devant la chambre des mises en accusation ?
M. le Procureur général examine longuement cette question et tout en estimant que les éléments légaux du crime d’association se trouvent réunis dans l’espèce, il redoute qu’une poursuite exercée devant le jury n’aboutisse à un acquittement.
Les arguments qu’il invoque à cet égard semblent fondés. J’ajoute que si l’information a établi par les actes et les réseaux des inculpés que ceux-ci se sont concertés en vue d’une propagande criminelle, elle n’a peut-être pas prouvé par des faits suffisamment précis que cet accord ait existé postérieurement à la loi du 1é décembre 1893, ni qu’il ait eu pour but des attentats contre les personnes ou les propriétés.
En ce qui concerne spécialement les réunions organisées par Philippe et Mercier, il est à remarquer qu’elles ont cessé le 15 octobre .
Il est vrai que la lettre de Fouquet saisie à la poste le 19 janvier établit une entente entre ce dernier et Guesnier. Mais étant donné les conditions dans lesquelles cette lettre a été écrite par Fouquet, peut-on considérer cette lettre comme une preuve indiscutable ? D’autre part, cette preuve d’entente ne pourrait être invoquée à l’encontre des principaux coupables qui bénéficieraient sans doute d’un acquittement.
En l’état, et conformément à l’opinion du Procureur général, je serais d’avis de laisser l’information ouverte, et de mettre en liberté provisoire les inculpés détenus : si aucun fait nouveau n’était relevé à leur encontre ultérieurement, la procédure pourrait être close par une ordonnance de non-lieu.
Archives nationales BB 18 6450
Lire le dossier : Les anarchistes à Angers : premières victimes des lois scélérates