Saison 3 : Fortuné Henry, le syndicaliste CGT, fondateur du journal Le Cubilot. Lire l’ensemble des épisodes.
Vingt septième épisode. La vente aux enchères du bâtiment de la colonie d’Aiglemont.

Cette image a un attribut alt vide ; le nom du fichier est bertillon.png
Fortuné Henry. Album Bertillon septembre 1894. CIRA de Lausanne

Lors de sa séance du 20 février 1909, le conseil municipal d’Aiglemont, sous la présidence de son maire Léon Michel, est contraint de constater qu’il ne peut récupérer des sommes dues par Fortuné, depuis son départ de la commune. Il s’agit d’une taxe de 7 francs 50 pour son chien et de prestations pour 32 francs 40.1 Cet événement anodin annonce la fin de la colonie d’Aiglemont.

Le samedi 13 mars 1909 a lieu la vente à l’amiable, aux enchères publiques, de ce qui reste de l’Essai. C’est l’étude de maître Rose, huissier à Charleville, 2 rue Jacquemart-Templeux qui se charge de l’opération. Sont mis en vente : un bâtiment démontable, en sapin de 14 mètres de long sur 10 mètres de large, comprenant rez-de-chaussée, étage, grenier, véranda. Toit et murs en fibro-ciment, également démontables.
Ce bâtiment comprend 350 mètres environ de parquet sapin, 160 poutrelle en sapin, 33 portes et fenêtres. Le démontage est à la charge de l’acquéreur. Sont également mis en vente un cheval, une voiture maraîchère à deux roues.

Le Petit ardennais 11 mars 1909. Archives départementales des Ardennes.

Cette liquidation de la colonie entraîne une vague d’ironie et de révélations plus ou moins sérieuses dans la presse de droite des Ardennes.

La Dépêche des Ardennes entame dès le 11 mars la litanie : « Les colons avaient fait des dettes chez bon nombre de commerçants des environs. De plus, leur campement, leur villa même n’étaient pas payés.

Un grand marchand de bois de Charleville avait fourni aux libertaires pour 1.200 francs de marchandise.

Un ingénieur-constructeur leur avait fourni des machines agricoles, qui également ne lui furent point réglées.

Le marchand de bois aurait bien voulu se faire solder, mais les gars étaient revêches.

Il leur délégua un employé ministériel qui se fit passer pour son propre garçon de bureau.

Il trouva là 5 homme et la femme à Thiry, le fameux libertaire condamné récemment aux assises.

L’employé déclina sa qualité et demanda à causer au « supérieur de la Congrégation. »

D’une façon tout à fait diplomatique, il lui demanda s’il songeait à payer le négociant par versements successifs.

Le « supérieur » le prit de haut, surtout quand l’employé lui suggéra de vendre son établissement pour payer ses créanciers.

  • Et s’ils voulaient vous faire poursuivre par un huissier et vendre de force ?
  • Ah ! Nous voudrions bien voir cela. Nous ficherons plutôt le feu à la baraque. Qu’il ne s’en présente jamais un « d’huissier », nous le recevrons avec tous les honneurs dus à son grade.
  • Ces bâtiments-là sont notre propriété. Fortuné est parti avec 6.000 francs, le reste constitue notre patrimoine.

L’employé regagna Charleville et rendit compte de sa mission. Quelques jours après le marchand de bois recevait la visite des libertaires qui rééditèrent leurs menaces. Ils eurent même l’audace d’offrir en vente à ce négociant, la maison construite avec le bois qu’il leur avait fourni. Ils trouvèrent ensuite une tierce personne qui voulut bien s’offrir à leur racheter leurs établissements.

Cette tierce personne vint trouver un huissier de Charleville et lui demanda de les vendre à sa requête. »

Le Peuple ardennais du 11 mars 1909, poursuit : « Hier, à deux heures de l’après-midi, eut lieu par les soins d’un huissier de Charleville, la vente de la colonie d’Aiglemont.

Cette vente était faite à la requête du bailleur de fonds de Fortuné henry, un certain M. Sabot2 de Saint-Servan.

La vente ne fut pas fructueuse, personne ne fit monter les enchères, seul le vieux cheval, avec lequel les libertaires se rendaient au marché de Charleville, fut vendu et quelques clôtures en fer.

Quant à la maison démontable, en fibre ciment, le prix offert fut jugé dérisoire par M. Sabot et sa vente remise à une date ultérieure. »

Le Petit ardennais du 14 mars 1909 rend compte de la vente : « Beaucoup de monde malgré le mauvais temps et les difficultés d’accès, s’y était rendu ; mais la vente a été peu productive. Seuls ont été vendus le vieux cheval, les harnais et les clôtures. Le tout 220 francs. »

La Dépêche des Ardennes du 15 mars 1909 enfonce le clou : « L’Essai s’effondre sous les feuilles de papier timbré et les sommations d’huissier. Les libertaires se considèrent maintenant en ennemis. Ils concentrent leurs rancunes contre Fortuné Henry, qu’ils traitent d’exploiteur, tandis que le frère du guillotiné appelle ses anciens colons des paresseux, des gourmands et des coquins.

Tous ont raison, Fortuné a exploité la bêtise des anarchistes. En les grisant de sa parole élégante, il leur a fait miroiter le paradis de la Révolution tout en les enfermant dans un bagne beaucoup plus dur et plus étroit que celui de l’Ile du Diable.

Il était parvenu à se créer une délicieuse villégiature et à tirer profit de sa culture grâce au travail non rémunéré de ces ouvriers que, en se retranchant derrière la formule communiste, il ne payait pas. Par son Essai, il était arrivé à reformer une propriété qui était sienne, bien que par bail emphytéotique, il n’en fût légalement que locataire. La colonie ne profitant qu’à lui, tandis que ses soi-disant collaborateurs n’étaient en réalité pas plus que les serfs du moyen âge.

Ceux-ci, au contraire, confiants dans les théories de partage prêchées par les apôtres de l’anarchie, considéraient comme leur, une exploitation dont ils n’étaient que les instruments serviles.

Fortuné s’est retiré au bon moment. Il a vu que l’édifice s’écroulait. Il a su tirer son épingle du jeu en emportant la forte somme et le matériel qui lui plaisait, laissant ses compagnons se débrouiller comme ils pouvaient. »

Au moment de la vente aux enchères des restes de la colonie d’Aiglemont, à Paris au théâtre Antoine reprend la Clairière de Maurice Donnay et Lucien Descaves3, la pièce raconte une expérience de milieu libre anarchiste. Donnay le généreux donateur et visiteur de l’expérience de Gesly voit son œuvre littéraire, écrite avant l’Essai, continuer son chemin propre.

Cette coïncidence de la vente aux enchères et de la reprise de la Clairière est un véritable événement médiatique national. L’ensemble de la presse publie des articles sur ce sujet : Le Figaro, le Petit parisien, L’Echo de Paris, L’Action française, Le Journal, le 13 mars 1909 ; La Lanterne, L’Evénement, La Gazette de France, Le Radical, La République française, Le Peuple français, L’Action, La Liberté le 14 mars ; Le Soir, le 15 mars ; L’Estafette, La Croix, Le Petit Caporal, le 16 mars ; Le Petit moniteur universel le 17 mars ; L’Action, le 19 mars ; le Journal du Cher le 5 avril ; L’Univers le 12 avril.

La Vie illustrée, journal hebdomadaire du 26 mars 1909, publie à cette occasion un reportage photographique de deux pages : « La Clairière » en action. Fiction théâtrale et réalité. Une colonie libertaire à Aiglemont.

La Vie illustrée 20 mars 1906. Cliquer ici pour lire l’article en entier.

Fortuné pendant ce temps et loin de l’agitation autour de la colonie habite 74 avenue de Beauté à Saint-Maur.4

Depuis le 17 avril 1909, les 150 ouvriers de la Société anonyme des Fonderies de Monthermé-Laval-Dieu (Ardennes) sont en grève, réclamant une augmentation de salaire. La situation calme au début, menace de s’aggraver. Merrheim de la Fédération de la métallurgie de la CGT vient sur les lieux et contre toute attente, il est accompagné par Fortuné Henry5. Après des rapports tendus entre les deux hommes, lors de la lutte d’appareil au sein du syndicat, il semble que les choses se sont arrangées.

Le 9 mai 1909, l’imprimerie La Moderne, au Parc-Saint-Maur, comprend maintenant neuf colons. Charles Grauvogel l’a quittée quinze jours auparavant à la suite d’une vive altercation avec Fortuné Henry. Selon un rapport de police, « on peut considérer Henry comme momentanément en dehors du mouvement révolutionnaire. »6 Quant à Lévy, actionnaire de la Moderne, il s’en occupe de moins en moins. Collongy, pour sa part serait heureux de ne plus avoir à faire de propagande.

Le 20 mai 1909, la situation de Niel à la direction de la CGT devient intenable, il est de plus en plus contesté par le courant révolutionnaire et anarchiste. De la cour de l’immeuble de la Grange-aux-Belles, des cris montent. Un fort groupe de terrassiers l’occupent, ils s’impatientent : « C’est un vendu ! Faut le pendre ! Mort à Niel ! »

Niel devient très pâle, mais continue à siéger comme s’il n’entendait pas. Les délégués du bâtiment ricanent : c’est Griffuelhes qui a demandé à Ledu de lui envoyer une équipe.

Dans la cour, le bruit continue. Les terrassiers demandent toujours la tête de Niel. Dret les harangue et leur dit que « le comité confédéral est entrain de faire justice ».

Dans le brouhaha, les délégués du comité fédéral s’en vont un à un. Niel reste bientôt presque seul.

Pierre Le Blavec, un ouvrier charron de la Fédération de la voiture, antimilitariste et anarchiste, s’adresse à lui : « Je suis de tes adversaires, tu m’as grossièrement rembarré hier soir… mais on veut t’assassiner ; reste ici, je vais t’y enfermer. Dans le bureau voisin (Métallurgie), Blanchard, Galantus, Fortuné Henry et Collongy se tiennent prêts à te défendre. Moi je vais aller ouvrir ton bureau, et je répondrai que tu es parti, si on me demande après toi. »7

Niel accepte et ne quitte la Maison des Fédérations que fort tard.

Curieusement ce sont des antimilitaristes et des anarchistes qui bien qu’en désaccord avec Niel le réformiste, lui sauvent la mise en lui permettant d’échapper à un groupe de terrassiers, pourtant révolutionnaires eux aussi. Après le vote de Lévy qui permit l’élection de Niel, des intrigues complexes se jouent à la direction de la CGT et Fortuné n’est jamais bien loin.

1 Archives municipale d’Aiglemont D6. Registre des délibérations du conseil 1899-1913

2 Concernant Sabot, voir l’épisode De la Tunisie à Nouzon (Ardennes) : itinéraires de la maturation d’un projet.

3 Le Figaro 13 mars 1909

4 Archives nationales F7 13053

5 La Croix 19 avril 1909

6 Archives nationales F7 15968. Rapport 9 mai 1909

7 Archives de la Préfecture de police Ba 1603. Rapport 21 mai 1909

(© D. Petit, 2020, tous droits réservés)