Cour d’appel d’Angers

Parquet du procureur général

n°159

Cabinet

Angers le 16 janvier 1894

Monsieur le Garde des sceaux,

En réponse à mon rapport du 30 décembre, relatif à l’information ouverte contre les anarchistes, vous m’avez fait l’honneur de m’inviter par télégramme du 1er janvier à ne prendre aucune décision avant d’avoir reçu des instructions.

Quinze jours se sont écoulés pendant lesquels l’instruction a été menée avec toute l’activité et le zèle désirables et paraît aujourd’hui terminée.

Ainsi que l’indique le rapport ci-joint de mon substitut d’Angers, aucune preuve juridique du délit (?) d’association de malfaiteurs, telle qu’elle est définie par les articles 265, 266 et 267 du Code pénal reproché à un assez grand nombre d’anarchistes préventivement arrêtés ou laissés en liberté ne peut être établie contre eux. C’est à peine même s’il subsiste aujourd’hui quelques vagues présomptions.

Les inculpés, y compris ceux qui passaient pour les chefs de parti et que nous avons mis en état d’arrestation, les nommés Philippe, Mercier, Meunier, se proclament anarchistes, mais ils affirment en même temps, sans qu’il soit possible de leur démontrer le contraire, qu’ils n’ont eu et n’auront jamais la détestable pensée de commettre, pour propager et imposer leurs doctrines, des attentats contre les personnes et les propriétés. Philippe va plus loin et prétend qu’il ne connaît intimement aucun anarchiste et qu’il ne peut être question pour lui d’une association quelconque.

Cependant le nommé Livenais lui avait prêté un propos très compromettant. Mais ce Livenais refuse aujourd’hui d’en déposer en justice et devant ce refus, on ne peut s’empêcher de comparer le passé exempt de reproches de Philippe qui, ainsi que je l’ai déjà écrit est un ouvrier très laborieux, avec le passé de Livenais dont je crois devoir joindre l’extrait de casier judiciaire, relatant huit condamnations pour vols, coups et blessures et outrages, variant de six jours à six mois de prison.

Ce propos disparaît donc et il ne reste rien contre Philippe.

Quant au passage de la lettre adressée de Brest par Meunier à Mercier, lettre qui a fait l’objet de mon rapport du 5 janvier, M. le procureur de la république explique que ce passage a perdu toute sa gravité apparente, qu’il s’agissait véritablement d’un bal et d’une conférence qui n’ont pu avoir lieu parce qu’au dernier moment le local n’a pu être mis à la disposition de ceux qui voulaient momentanément l’occuper. En outre les perquisitions opérées tant à Brest chez Meunier, qu’à Trélazé chez Mercier, les réquisitions faites à la poste sont restées infructueuses.

Dans ces conditions, Monsieur le Garde des sceaux, je ne puis qu’approuver hautement les conclusions du rapport de mon substitut et il me me paraît pas possible après plus de trois semaines de vaines investigations de maintenir plus longtemps les mandats de dépôt décernés contre les inculpés Philippe, Chevry, Meunier et Mercier. Une plus longue détention demeurerait inexplicable.

J’ai donc l’honneur de vous prier de vouloir bien me donner les instructions que vous me prescrivez d’attendre par votre télégramme du 1er janvier, estimant comme je le faisais le 30 décembre qu’il y a lieu de mettre immédiatement en liberté provisoire, tout en laissant ouverte un certain temps encore et à toutes fins utiles l’instruction commencée.

Le Procureur général.

Source : Archives nationales BB 18 6450

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