Belgique.

Nous donnons plus loin un récit détaillé des événements qui se sont déroulés en Belgique depuis le 18 mars.

Le meeting de Liège fut l’étincelle qui a mis le feu aux poudres. Quelques magasins furent pillés ce joui-là, quelques cafés dévastés. Peu de chose au fond, mais, au milieu d’une population minière amenée jusqu’au désespoir par des salaires de famine, toujours réduits de plus en plus, cette étincelle a suffi.

Le lendemain, les charbonnages voisins se mettaient en grève. Mais, au lieu de rester les bras croisés, les grévistes se mirent, cette fois-ci, à parcourir le pays, invitant leurs frères à les suivre.

La troupe arriva, féroce, avinée, et chargea le peuple. Alors, furieux, il s’en prit à la propriété de ses affames et, sous les balles des soldats, il se mit a la dévaster.

Malheureusement, comme il arrive souvent dans les mouvements populaires, ce ne fut que huit jours plus tard que la grève s’étendit. Le 26, le bassin de Charleroi se mettait en mouvement. Là, la grève éclata comme une traînée de poudre. En deux jours, tout le bassin était en grève. Agissant avec un vrai instinct révolutionnaire les grévistes, sans perdre un seul moment, ravagèrent en deux jours toute la campagne voisine. Les usines furent mises hors de service. Le feu fut mis aux châteaux des bourgeois qui, dans ces centres manufacturiers, fuient les villes empestées et se réfugient dans de jolies villas aux alentours. Usines, couvents, villas, flambaient. Le drapeau rouge flottait au vent.

Si, en ce moment, les grandes villes eussent bouge; si les travailleurs de Bruxelles, d’Anvers et de Gand eussent levé l’étendard de la révolte, ou seulement saccagé quelques riches hôtels bourgeois, — c’était probablement la révolution. La royauté tombait, les Chambres étaient dispersées, et les grands centres manufacturiers se mettaient en révolte.

Mais, avec cette timidité qui a souvent caractérisé le mouvement ouvrier à Bruxelles et qui nous étonne à Gand, — les villes n’ont pas bougé. En vain quelques nommes décidés ont-ils essayé de descendre dans la rue. Radicaux de la Réforme et démocrates du Peuple prêchaient le calme, toujours le calme, jusqu’au moment où la police eût coffré les citoyens les plus actifs.

Le mouvement fut enrayé. Mais tout porte à croire qu’il n’est qu’enrayé et non arrêté.

La grève continue dans le Centre, dans le Borinage. Tout y est inondé de troupe , mais la Vesdre s’agite.

L’armée belge comptant près de 45.000 hommes, le gouvernement vient d’appeler deux classes de réserve. Les bourgeois s’arment. Mais le peuple cherche à s’armer aussi. Si la tentative de s’emparer de l’arsenal a échoué — qui sait si une autre ne réussira pas.

Nous sommes en face d’un mouvement populaire, et tout mouvement populaire a ses hauts et ses bas. Il est impossible de rien préjuger.

La seule action raisonnable, en pareille occasion, est celle qui consiste a considérer la vague comme toujours montante.

Le mot de Danton : « De l’audace ! et encore de l’audace» est le seul qui soit bien placé.

Nous reprenons maintenant le récit complet et exact des avènements.

C’est à Liège que l’insurrection a commencé. Quelques jours avant le 18 mars, le groupe anarchiste de Liège avait répandu en grand nombre l’appel suivant :

Partout les ouvriers s’agitent ; la crise — terrible et lamentable, — au lieu de diminuer, grandit de jour en jour ; partout aussi les idées d’émancipation pénètrent dans la masse exploitée.

A Londres, à Amsterdam, à New-York, partout enfin, les travailleurs font entendre leur voix aux oreilles de la bourgeoisie égoïste.

Resterons-nous dans une coupable apathie ? Continuerons-nous à laisser nos femmes et nos enfants sans pain, quand les magasins regorgent des richesses que nous avons créées ?

Laisserons-nous éternellement la classe bourgeoise jouir de tous les droits, de tous les privilèges et refuser toute justice et toute liberté à ceux qui la nourrissent, à la classe des producteurs ?

Nous ne le pensons pas; c’est pourquoi nous faisons appel à toutes les victimes de l’exploitation capitaliste, aux. meurt-de-faim, à tous ceux que le chômage a jetés sur le pavé pendant le rigoureux hiver que nous traversons.

L’appel se terminait en rappelant le soulèvement du prolétariat parisien et il invitait les travailleurs à se joindre à une grande manifestation, place Lambert, avant le meeting, place Delcour.

Le bruit avait été répandu en ville qu’il y aurait insurrection. On se désignait les maisons qui seraient attaquées.

Dès le matin, les travailleurs se massaient sur la place, joyeux, gais. On causait, on jouait à la corde. Vers 7 heures du soir, arrivent les délégués de Seraing, et le cortège des manifestants, drapeaux rouges en tête et suivi par une grande masse de travailleurs, parcourt les rues les plus riches de la ville.

Le compagnon Wagener, huché sur les épaules de quelques camarades, résume l’impression générale. — « Les magasins ne manquent pas de pain ni de viande ; les étalages regorgent de vêlements, de toutes sortes de marchandises. —

Qui a procuré tout cela aux bourgeois ? C’est vous autres! Et vous, avez-vous des habits? Avezvous seulement soupe? Non ! C’est que vous êtes tous des lâches ! »

On applaudit avec fureur, et le cortège se remit en marche aux cris : « A bas les bourgeois ! A bas les capitalistes ! »

Au coin de la rue Léopold, la police veut arracher les drapeaux. Ou se bat, on repousse les policiers. Au dire des journaux, ce serait Wagener qui, avec la hampe du drapeau rouge, brisa les premières vitres d’un magasin.

Alors la foule se répand rue Neuvice brisant les vitres des magasins et pillant les devantures. Les magasins se ferment, mais ceux qui ne le sont pas encore sont dévastés.

On court à la salle du meeting qui est bondée, Les discours des compagnons Warnott et Wagener expriment les sentiments de la masse, qui s’écoule immédiatement de la salle dans la rue.

Là, deux compagnies de chasseurs de la garde civique les attendent, appuyés d’artilleurs et de gendarmes à cheval. La collision du peuple avec la troupe devient terrible. Sur la place on se bat avec acharnement. La troupe fond sur le peuple qui lui ouvre passage, mais se reforme aussitôt au chant de la Marseillaise.

Un porteur de drapeau est arrêté et emmené dans un café ; la foule prend le café d’assaut. Les pierres volent et portent. Un gendarme a le pied brisé. Un comte de Looz qui commande la milice bourgeoise, est mis hors de combat.

La foule se disperse dans les rues voisines, les rues des riches. Elle donne l’assaut aux cafés, brise les vitres, fait voler une grêle de pierres sur les consommateurs.

Tous les grands cafés sont saccagés, et ce n’est qu’a près minuit que la troupe parvient à se rendre maîtresse de la rue. Dans la foule, on voyait assez de soldats sympathiques au peuple.

Le lendemain, les journaux dressaient une liste de 17 gendarmes, policiers et chasseurs, blessés par les coups de pierres, ils mentionnaient aussi des bourgeois blessés dans les cafés et ailleurs.

A 6 heures du matin, Wagener et plusieurs autres travailleurs étaient arrêtés. Les ouvriers se réunissaient cependant en groupes très animés dans les rues, constatant les dégâts formidables de la nuit précédente. Il y eut, de nouveau, tentative de manifestation, mais elle échoua devant la force armée.

Les bourgeois, pendant ce temps, faisaient distribuer 40 cartouches à balle aux soldats, à la garde civique, aux milices bourgeoises. Ils barricadaient les magasins, faisaient masser la troupe. La cavalerie occupait les rues de Liège, les théâtres étaient fermés. Les arrestations se faisaient en masse ; vingt-cinq dans la journée du 19 !

LES MINEURS

L’insurrection se transporte dans les environs, dans les charbonnages.

Le 19, les révolutionnaires liégeois parcouraient les mines voisines, ainsi que celles autours de Seraing, engageant les mineurs à une grève générale.

A midi, les mineurs du charbonnage de la Concorde, près Jemeppes, se faisaient remonter au jour, par force. Ils sortirent aux cris de « Vive la République Sociale ! vive le drapeau rouge ! » Toute la houillère se mettait en grève. A Tilleur, à Flémalle, les mineurs faisaient de même et marchaient sur la ville.

A Seraing, les travailleurs parcouraient la ville drapeau rouge en tête. Un rassemblement se formait devant la Banque, sur quoi — frayeurs terribles des bourgeois ; le téléphone travaille : on demande des troupes !

Le 20, la grève était centrale à Seraing. Toutes les fosses de Flémalle, le Champ d’Oiseaux de Jemeppes se joignaient à leurs frères. « A bas les bourgeois ! A bas les capitalistes ! » devenait le mot d’ordre général.

Les deux rives du bassin étaient ainsi en grève mais les troupes massées sur la Meuse et surtout sur le pont, empêchait la jonction des deux corps d’insurgés.

MASSACRES A SERAING

Pendant la journée du 21 et les jours suivants l’insurrection grandissait à Jemeppes (aux environs de Liège). Les grévistes avaient arrêté à coups de fusils, le train à vapeur de Liège à Jemeppes ; à Tilleur, ils ont brisé des vitres, châtié quelques bourgeois. Le bruit courrait à Liège qu’armés de pics et de pioches, ils descendraient en ville par les hauteurs de Saint-Gilles, après avoir tout pillé à Tilleur.

A Seraing, les grévistes tentaient le 21 de se réunir en plein air ; mais, dispersés parla police ils déchargeaient quelques coups de revolver sur les policiers.

La veille, une affiche signée « les groupes anarchistes réunis de Jemeppes, Tilleur, Flémalle et Seraing » annonçait deux meeting pour le Dimanche. Ordres du jour : « La terre doit appartenir à tous. Pourquoi sommes nous des esclaves ? »

Le meeting fut assez paisible. Mais, lorsque la foule s’écoulait, elle fut chargée, sabre au clair par les lanciers. Le peuple répondit par des pierres, par quelques coups de revolver.

A un autre endroit les gendarmes déchargèrent leurs revolvers sur la foule, et immédiatement après, les lanciers chargeaient le peuple. Il y eut une lutte sérieuse. Le peuple ne céda le terrain qu’en laissant des blessés ; mais il défendait chaque pouce de terrain. A dix heures du soir, il tenait encore le haut de la rue Moulinay et les ruelles latérales. On coupa la conduite de gaz. Dans l’obscurité complète, les gendarmes essayèrent de charger le peuple à la bayonnette. On leur répondit par des coups de revolver. Une fusillade très vive s’engagea. Le peuple, furieux, se jetait sur les carabines des gendarmes, improvisant des armes avec un morceau de fer attaché à une corde et faisant moulinet ; pendant que sur la rive gauche une échauffourée très vive avait lieu au même moment.

Ceci se passait le dimanche, 21. Pendant ce temps là, le parti ouvrier à Gand fêtait paisiblement l’anniversaire de la Commune. On était sûr qu’ils sortiraient de leur local, en masse dans la rue. Ils ne l’ont pas fait.

Le lendemain, 22, ils fêtaient encore la Commune au local du Vooruit (En Avant!) Ils invitait le peuple à une grande manifestation en faveur du suffrage universel, pour le jour de la Pentecôte, le 13 juin ! ! !

MASSACRES A TILLEUR

Le lundi, tous les charbonnages des environs se mettaient en grève. Deux mille soldats étaient massés ; le ministre de la guerre prenait le commandement et donnait aux troupes des ordres féroces.

Le 22, les mineurs de Beaujonc et de Gausson voulaient forcer l’entrée d’un charbonnage au pied de la montagne du Tilleur. La troupe occupait les hauteurs autour de la fosse.

Dés que les grévistes firent apparition, un feu croisé, terrible, dirigé des hauteurs, commence. Les grévistes répondent à coups de carabine. Une lutte violente s’engage, et les grévistes, emportant leurs blessés, très nombreux, sont forcés décéder le terrain.

Ou disait que le bourgeois Charlier, directeur de la mine, avait été tué. Il a réussi à s’échapper.

Les soldats, avinés, poussés par leurs chefs, frappaient comme des fous furieux. Un agent d affaires, Jacob, ouvre sa fenêtre sur le passage d’une escouade de ces bandits : ils le tuent roide.

On arrête en masse, surtout les blessés. Impossible de savoir même le nombre de tués.

Le 26 mars, 42 personnes étaient traînées en correctionnelle à Liège et condamnées à des peines variant de trois à six mois de prison. Wagener sera traîné en outre devant les assises.

Le Révolté 11 avril 1886