
Paris le 23 octobre 1890
Ceux qui, parmi les anarchistes, avaient nourri l’espoir que la présence à Paris de M. Elisée Reclus, permettrait à la Révolte soit d’agrandir son format, soit de se transformer en revue en même temps qu’on créerait à côté un organe quotidien en seront pour leurs espérances. L’influence de la femme du géographe a décidément été la plus forte. Non seulement Elisée Reclus ne facilitera point pécuniairement la transformation rêvée, mais encore on a de fortes craintes qu’il abandonne, sinon complètement le journal, tout au moins qu’il s’en désintéresse de plus en plus. Déjà il n’y collabore presque plus ; ce n’est que très rarement qu’il envoie un article et toujours très court. Ceci n’est pas sans causer de vives inquiétudes aux intéressés.
En outre, il se dessine chez les anarchistes un mouvement analogue à celui qui a mené à la scission opérée au Congrès de Chatelleraut dans le parti possibiliste. Les discussions assez violentes qui ont lieu au sein des groupes, pourraient bien n’être que le prélude d’une brisure en deux tronçons des anarchistes. Jusqu’à présent, l’autonomie absolue des groupes, autonomie proclamée à coups de trompettes dans toutes les réunions, tous subissent l’influence prédominante de Kropotkine. On ne le discutait pour ainsi dire pas. Voilà qu’il n’en est plus de même.
Il y a trois semaines, La Révolte1 publiait un article de fond (article écrit par Kropotkine, comme presque tous les articles publiés en tête du journal) et dans laquelle l’idée d’entrer dans les groupes corporatifs était conseillée aux anarchistes. Le conseil n’était pas ouvertement donné mais il se dégageait virtuellement de tout l’article.
La lecture de celui-ci dans les groupes y causa un vif émoi : des protestations nombreuses se firent entendre ; on cria presque à la trahison. Des lettres individuelles ou collectives fort vives de ton furent adressées au journal. Il en vint aussi de l’étranger, notamment du groupe « L’initiative individuelle » de Genève2, qui fût, croit-on, publiée dans le numéro suivant. Les compagnons Ariégeois, où domine la personnalité de Darnaud, firent entendre un cri d’alarme. Bref, presque partout on protesta et l’on espérait que Pierre (c’est ainsi qu’on désigne Kropotkine) tiendrait compte de ces critiques. Il n’en fut rien. La semaine dernière, il publiait sous le titre « Allez-vous en » un autre article dans lequel il accentuait son mouvement tournant. Enfin, le dernier numéro de la Révolte3, sous le titre « Le 1er mai 1891 », continue l’évolution commencée.
Dans « Allez-vous en » ! Kropotkine donnait de longues explications qui donnèrent satisfaction à quelques uns, mais qui en mécontentèrent beaucoup d’autres. Les uns défendirent la thèse nouvelle, les autres la condamnèrent de façon absolue. Il en résulte des disputes. Le dernier article : « Le 1er mai 1891 » n’a fait qu’accentuer le mouvement scissionniste, qu’aviver les disputes. Si cela continue, il paraît certain qu’il y aura brisure. Cependant il ne faudrait pas trop s’illusionner à ce sujet. Kropotkine, dont la bonne foi est reconnue par tous, a déjà donné des exemples semblables, mais chaque fois il est revenu sur lui-même dès qu’il s’est aperçu que la thèse qu’il soutenait pouvait amener des dissensions graves au sein des groupes et émietter le Parti Révolutionnaire qu’il dirige sans conteste depuis la mort de Bakounine.
C’est ce que les anarchistes appellent « les erreurs de Pierre ».
Cependant l’évolution actuelle ainsi que les incidents auxquels elle donne lieu était à signaler car elle démontre chez les anarchistes comme chez tous les autres groupements révolutionnaires, une orientation nouvelle et bien caractéristique des socialistes pris en masse.
Cette orientation s’est fait sentir aussi bien à Calais4 qu’à Chatelleraut et qu’au congrès allemand de halle. A ce dernier congrès on peut même dire qu’un recul, et un recul très accentué, s’est manifesté. Il y a matière à observations sérieuses pour l’avenir.
En France, où l’on procède par secousses, il serait difficile de prévoir, dès à présent, quel sera le résultat de cette évolution à peine ébauchée. Il est indiscutable cependant pour toute personne au courant du socialisme contemporain qu’il y a là le signal d’un changement radical et profond dans le groupement et les revendications des masses ouvrières. C’est quelque chose d’analogue à ce qui s’est produit en 1868-69 et plus tard de 1876 à 1880. On est convaincu que l’évolution tournera plutôt au profit de l’apaisement qu’au bénéfice des théories violentes. En tout cas, il apparaît comme certain que le temps des « Directeurs », des « Meneurs », des « Pasteurs Sociaux » est bien près de finir, s’il n’est fini déjà ! Les ouvriers se grouperont librement mais corporativement et ce sera par l’entremise de leurs syndicats qu’ils soutiendront leurs revendications et demanderont des améliorations à leur position.
A ce compte, la loi de 1884 sur les syndicats professionnels, si critiquée au début, traitée de loi policière par ceux la mêmes qui en profitent le plus aujourd’hui (les possibilistes) aura été une loi de progrès et d’apaisement social.
Source : Archives de la Précture de police Ba 76
1La Révolte 4 octobre 1890
2La Révolte 18 octobre et 24 octobre 1890
3La Révolte 18 octobre 1890
44e congrès national des syndicats