L’anarchisme et ses défenseurs — Organisation des anarchistes. — Leurs théories, leurs journaux. — Leurs orateurs et leurs groupes.
Il nous a paru curieux, eu face des appréciations fantaisistes de nombre de journaux, en face de l’incertitude du public, d’exposer à nos lecteurs ce qu’est l’anarchie, ce que sont à Paris les anarchistes : deux questions que les coups de revolver, tirés dimanche par Lucas au cimetière du Père-Lachaise, viennent de remettre brutalement et bruyamment à l’ordre du jour.
Trop souvent, en effet, on a désigné sous cette épithète vague d’« anarchistes » les membres de tout le parti socialiste-révolutionnaire. Pourtant, lorsque ceux-ci sont environ soixante-dix mille à Paris, ceux-là sont à peine cinq ou six mille— une infime minorité.
La place nous manque pour expliquer les différences, les divergences d’opinions qui distinguent et surtout qui divisent, les principales écoles socialistes françaises.
Nous renvoyons là-dessus au livre si complet de notre ami et collaborateur Mermeix : La France socialiste.
Il nous parait suffisant, pour l’instant, de dire sommairement ce qivest le parti anar chiste, quelles sont ses origines, ses théories, son œuvre ; quels sont, à Paris, ses moyens de propagande, ses journaux, ses orateurs.
Le parti anarchiste et ses origines.
L’anarchisme est de date récente. Bien qu’historiquement Proudhon, et même avant lui, Diderot soient les précurseurs de l’idée anarchiste, les débuts du parti doivent être rapportes à la scission qui éclata, le 99 septembre 1872, au sein du Congrès de La Haye, entre lés partisans du nihiliste russe Bakounine et ceux du collectiviste allemand Karl Marx.
Le Congrès avait été provoqué par l’Association internationale des travailleurs. Les dissidents, Bakounine en tête, fondèrent la Fédération jurassienne qui eut bientôt son organe, l’Avant-Garde, où rédigeait en chef M. Paul Brousse, l’allié actuel de Ranc et de Clémenceau.
L’Avant-Garde ayant en 1878, sombré sous les condamnations, fit place au Révolté qui parut à Genève, comme sa devancière, et que fondèrent le prince Kropotkine et le géographe Elisée Reclus restés depuis lors les chefs avérés du parti — si tant est que ce parti reconnaisse des chefs.
La doctrine anarchique
M. Herbert Spencer a résumé d’un mot la théorie anarchique : c’est le système du « laissez faire ». Une brochure naguère parue peint encore mieux la chose.Elle porte au fronton, comme l’abbaye de Thélème, ces simples mots : « Fais ce que veux. »
Toute l’anarchie est là. C’est la négation de toute autorité, politique, économique et sociale, c’est le libre contrat des citoyens entre eux et non avec l’Etat, pouvoir central. Le bonheur de l’individu étant le but poursuivi, la satisfaction de ses besoins, de ses appétits est le moyen.
Les anarchistes, qui s’intitulent volontiers « communistes libertaires », ne seraient donc que des individualistes du plus féroce égoïsme, s’ils ne prenaient soin d’expliquer « que la somme des intérêts personnels contentés est précisément ce qui constitue le bonheur général ».
En somme, une thèse philosophique comme bien d’autres.
C’est à Bakounine que revient l’honneur d’avoir le premier systématisé l’anarchie. Avant lui, ce n’était qu’une idée vague, par trop abstraite. Il posa les principes, plus souvent hypothèses qu’axiomes, de la doctrine dont Reclus et Kropotkine devaient bientôt prendre la direction.
Les anarchistes sont anti-patriotes et cosmopolites; pour eux, la patrie c’est l’humanité tout entière. Les frontières de peuple à peuple ne sont que des conventions géographiques.
Comme presque tous les socialistes, ils sont anti-propriétaires et communistes. Rien n’est à quelqu’un parce que tout est à tous. A chacun le devoir de produire selon ses facultés, le droit de consommer suivant ses besoins.
Enfin, en matière électorale, ils sont abstentionnistes. Elire un homme, disent-ils, déléguer son autorité, c’est se donner un maître ; il faut conserver chacun son autonomie et faire soi-même ses affaires. Telle est la doctrine.
La presse anarchiste
A part l’Ami du Peuple, de Maxime Lisbonne, qui pourtant s’intitulait révolutionnaire-maratiste, les anarchistes n’ont jamais eu à leur disposition de feuille quotidienne.
Les journaux qui, comme le Cri du Peuple, leur ont ouvert leurs colonnes, ne l’ont fait qu’à titre hospitalier, insérant convocations, réunions et manifestes, mais se refusant, pour leur complaire, à attaquer les autres groupements socialistes.
J’ai dit que le Révolté avait été fondé à Genève.
C’est qu’en effet la Rome calviniste fut, jusqu’en mars 1885, le refugium des condamnés politiques de toute l’Europe et principalement des nihilistes russes. Ceux-ci fournissaient à l’armée anarchiste un contingent d’autant plus sérieux qu’ils ne pouvaient oublier que les initiateurs du mouvement étaient deux Russes.
Mais, en 1885, lorsque la Confédération helvétique fit arrêter soixante anarchistes en deux jours, sous prétexte qu’ils avaient voulu faire sauter le Palais fédéral, les anarchistes comprirent que leur retraite manquait de sûreté et le journal officiel du parti fut transféré à Paris, rue Moufletard.
Un journal anarchiste avait déjà paru à Paris en 1880-81. Il avait nom La Révolution sociale et comptait Louise Michel au nombre de ses rédacteurs. Ou a su depuis par les Mémoires de M. Andrieux, l’ex-préfet de police, que l’argent avait été fourni par les fonds secrets et que le bailleur de fonds et directeur de cette feuille, qui dura presque un an, le « compagnon » Serraux, était un mouchard de la brigade politique.
Deux mots sur cette épithète de compagnon qui sert aux anarchistes à se désigner entre eux. Citoyen était le mot républicain, j’allais dire révolutionnaire : mais citoyen impliquait un droit de cité (civitas, civis), un contrat consenti avec un pouvoir directeur : Citoyen ne convenait qu’à des esclaves — au point de vue anarchiste. Il fallait trouver autre chose : on créa le terme compagnon qui, de fait, n’engage à rien.
Je ne citerai que pour mémoire, dans la presse anarchiste, deux feuilles éphémères : Terre et Liberté et le Tocsin. Les fonds de ce dernier (détail bizarre!) étaient fournis par le bazardier Ruel; ils n’eurent que quelques numéros, parus en 1886.
Quelques lignes, en passant, consacrées à la Révolution cosmopolite, revue bi-mensuelle, organe de la Ligue cosmopolite. Bien que rédigée par des indépendants, cette publication, qui eut deux séries de quelques numéros chacune, est à noter parmi les meilleures qu’ait produites l’anarchie. Le principal rédacteur était Charles Malato, un jeune homme de grand avenir.
Revenons au Révolté, aujourd’hui devenu, pour des raisons financières, la Révolte. Ce journal s’imprime toujours rue Mouffetard. il a gardé sa rédaction primitive : MM. Reclus, Kropotkine et Grave. C’est le moniteur de l’anarchie. C’est en outre un organe de doctrine, écrit par des gens qui savent.
Enfin, dimanche dernier, paraissait le premier numéro du Ça ira. Jusqu’où ça ira-t-il ? C’est le secret de l’imprimeur.
Les hommes de l’anarchie.
Citons rapidement les principaux écrivains et orateurs du parti anarchiste.
En tête,il convient de placer MM. Kropotkine et Reclus. Encore celui-ci n’écrit plus guère. Mais le dernier livre du prince nihiliste : Paroles d’un révolté a fait sensation.
Venait ensuite, naguère, tant comme orateur que comme écrivain, M. Emile Gautier, aujourd’hui rédacteur au Petit Journal (!) et dont la conversion, opérée par M. Ranc, remonte au séjour que fit M. Gautier à Sainte-Pélagie, après sa condamnation à cinq ans de réclusion par les jurés de Lyon (1883). M. Gautier est destiné, prétend-on, à devenir candidat opportuniste en Algérie.
J’ai cité tout à l’heure M. Charles Malato. Bien plus écrivain et conférencier qu’orateur de réunions publiques, M. Malato est un garçon aux allures timides, à la parole hésitante. Il écrit pourtant avec une lucidité admirable. On peut contester ses théories, on ne saurait contester son talent. Vient après Mlle Louise Michel,la «Vierge rouge », l’épouvantail favori dont se servent les journaux réactionnaires pour réclamer des mesures de rigueur et auti-libertaires,
Au demeurant, une femme exaltée, mais instruite, sincère et fort charitable, estimée même de ses adversaires.
Ensuite, c’est la tribu des tribuns populaires : MM. Tortelier, de la chambre syndicale des menuisiers, le plus éloquent de tous; Edouard Devertus, rédacteur au Cri du Peuple, actuellement en prison pour délit de parole ; Alain Gouzien, un tout jeune homme à la parole facile et brutale ; Duprat, Leboucher, des insinuants; Emerv Dufoug, Murjas, des violents ; Rémon, un bilieux et tutti quanti, car ils sont légion les orateurs anarchistes. Malheureusement quantité n’est pas qualité, et, à part ceux que je viens de nommer, le reste est assez médiocre.
Les groupes de Paris
Ce qui égale, ce qui dépasse même 1e nombre des orateurs, c’est le chiffre des groupes anarchistes de Paris et de la banlieue.
On appelle groupe, en langage anarchiste, un noyau de quelques « compagnons » généralement voisins, professant mêmes idées et mêmes doctrines et profitant de cet accident pour réunir se hebdomadairement devant quelques litres à seize, afin d’étudier les moyens de régénérer la société, après qu’on aura passé fer et feu sur sa gangrène.
Pour un groupe ordinaire, il fallait autre fois un minimum de trois personnes : un président, un trésorier, un secrétaire. Les anarchistes ont rendu paire la trinité fatidique en supprimant le président. Il suffit à présent d’être deux pour fonder un groupe.
On comprend qu’avec de telles facilités, la denrée-groupe abonde sur la marché.
Quelle que soit l’opinion qu’on ait des anarchistes, de leurs théories et de leur propagande « par le fait », on est oblige de reconnaître chez la plupart d’entre eux une grande sincérité et surtout une grande bravoure.
Toujours prêts à payer de leur personne dans les manifestations de la rue, ils ont souvent maille à partir avec la police, qui se venge en encombrant leurs groupes de ses mouchards et de ses agent- provocateurs.
La déplorable affaire du Père-Lachaise en est une preuve de plus.
La Cocarde 30 mai 1888