Un prisonnier sabré dans un commissariat

Dans un accès de colère, le gardien de la paix Peters a blessé grièvement un jeune typographe. M. Lépine l’a révoqué. Il sera poursuivi.

Le commissariat de police du quartier de la Goutte-d’Or, situé rue Stephenson, a été le théâtre, avant-hier soir, vers six heures, d’une scène sanglante qui, dès qu’elle a été connue, a provoqué la plus vive émotion. Un gardien de la paix a, dans un moment d’exaspération extrême, frappé à coups de sabre, un jeune homme qu’il venait d’arrêter. Celui-ci, M. Arthur Mallet, typographe, vingt-deux ans, demeurant chez l’anarchiste bien connu Libertad, 12, rue de la Barre, a été transporté à l’hôpital Lariboisière, avec une blessure assez grave.

Dans la journée d’hier, M. Lépine, préfet de police, après avoir pris connaissance de l’enquête conduite par M. Monantheuil, commissaire, a révoqué l’agent coupable. Il se nomme François Peters, est âgé de vingt-huit ans et appartenait au corps des gardiens de la paix depuis avril 1904, il était affecté au dix-huitième arrondissement.

Voici dans quelles circonstances s’est produit ce pénible événement

A la fête de Montmartre

Vers cinq heures, le sous-brigadier Parvaux, chargé de la surveillance à la fête foraine, se trouvait à l’angle des boulevards de la Chapelle et Barbes. Il avait sous ses ordres sept gardiens de la paix.

L’attention du sous-brigadier fut tout à coup mise en éveil par une bande d’une quinzaine de jeunes gens qui, en groupe compact, cheminaient à travers la foule en chantant.

Parvaux s’approcha. Il reconnut dans ces manifestants, tous vêtus d’une certaine manière et portant les cheveux assez longs, des compagnons de l’anarchiste Libertad. Ils chantaient « A bas la guerre » de Noël Reybar, et distribuaient des bulletins portant des inscriptions libertaires.

Les gens autour d’eux paraissaient indifférents à leur manifestation.

Il n’en fut pas de même quand ils eurent gagné le boulevard de la Chapelle. Trois cents personnes environ se mirent à suivre les compagnons et à chanter avec eux.

La police intervient

Le sous-brigadier jugea le moment opportun pour intervenir. Il rassembla ses hommes et se porta au-devant de la colonne des manifestants pour lui barrer le passage et la disloquer.

Les huit agents rejoignirent les amis de Libertad rue de la Charbonnière. Ils leur intimèrent d’avoir à cesser leur chant, mais sans succès. Forts de leur nombre, les manifestants se mirent à les invectiver. Les policiers s’élancèrent alors pour arrêter ceux qui leur semblaient être les meneurs. Une bagarre s’ensuivit, au cours de laquelle des horions furent échangés de part et d’autre.

La victoire resta, néanmoins, aux gardiens de la paix qui, après avoir dispersé les tapageurs, en appréhendèrent cinq, qu’ils conduisirent au poste. Les prisonniers étaient MM. Bernard Busson, vingt cinq ans, passage d’Eupatoria, Hugues Javel, vingt et un ans, rue Lamarck, Louis Géraud, vingt-sept ans, rue Lamarck, Georges Dulac, vingt et un ans, rue du Bois, à Levallois-Perret, et Jean Vermorel vingt-cinq ans. rue Lamarck.

Cependant, derrière le groupe des agents se dirigeant vers le poste avec leurs prisonniers, les manifestants s’étaient reformés et conspuaient la police.

« Mort aux flics A bas les v… » ne cessait-on de crier.

L’agent Peters entre en scène

Le gardien François Peters, de service non loin de là, attiré par les bruits de la démonstration, accourut. Il voulut dégager ses camarades que les manifestants serraient de près et qui se disposaient, ils l’annonçaient du moins, à mettre à sac le poste de police.

Voyant que ses exhortations demeuraient inutiles, Peters empoigna au collet deux hommes qui venaient de l’invectiver, Charles Jean Menier, aide maçon, vingt-huit ans, 25, rue Niepce, et Arthur-Alexandre Mallet, né à Luçon (Vendée), le 7 mai 1885. Au lieu de les faire entrer dans le poste où le sous-brigadier se trouvait avec ses cinq prisonniers, Peters les conduisit dans la salle des inspecteurs du commissariat.

A peine entrés, Menier et Mallet se mirent à protester énergiquement contre leur arrestation. Leurs protestations furent écoutées par l’inspecteur de service qui réussit, après avoir longuement discuté avec eux, à les calmer.

A ce moment le sous-brigadier et les cinq manifestants arrêtés les premiers firent irruption dans la salle.

Une dispute qui finit mal

Les sept amis de Libertad, se retrouvant ensemble, recommencèrent à faire du vacarme. L’un d’eux, Mallet, se faisait particulièrement remarquer par sa violence. Tout à coup, il s’écria, désignant Peters « Camarades ! ce sale flic (sic) m’avait menacé de son revolver pour me faire avouer que je l’avais insulté. »

« Vous mentez » fit l’agent d’un ton décelant une colère mal contenue.

« C’est vous qui mentez » répliqua Mallet.

« Je ne pouvais pas vous montrer de revolver, puisque je n’avais que mon sabre », reprit l’agent qui, en même temps, dégaina et s’avança sur lui.

« Bandit tu me menaces encore ! » s’exclama Mallet.

Peters n’en voulut pas entendre davantage. Ivre de fureur, il porta un violent coup de son arme au prisonnier.

Atteint à la tête, ce dernier s’affaissa tandis que ses amis criaient et essayaient de s’interposer.

Tout le personnel du commissariat s’employa pour ramener le calme. Peters fut désarmé.

Mallet, qui avait le cuir chevelu coupé sur une longueur de dix centimètres, un peu au-dessus de l’oreille gauche, reçut les premiers soins dans une pharmacie et fut ensuite dirigé sur l’hôpital Lariboisière et admis dans la salle Nélaton.

Peters sera poursuivi

Cette scène avait eu,de nombreux témoins. L’agent coupable ne put donc, malgré ses efforts, réussir à atténuer sa responsabilité. Il fut, dans la soirée même, invité par l’officier de paix de l’arrondissement à suspendre son service.

De son côté, le préfet de police, après avoir révoqué cet agent, a décidé, étant donnée la gravité des faits, d’en saisir le parquet. Ce drame aura donc vraisemblablement son épilogue devant le tribunal correctionnel.

Le Petit parisien 16 juillet 1907