
Mercredi dernier, comparaissaient en police correctionnelle, à la suite des perquisitions et arrestations anarchistes auxquelles se livre la police depuis un mois, six individus sous la prévention d’outrages et de rébellion. Ce sont les sieurs Cyprien Gavot, Alexis Lartigue, Arthur Maigret, Eugène Thibivilliers, François Carré et Auguste Heurteaux. Les prévenus niant, pour la plupart, les faits qui leur sont reprochés, on entend les témoins.
Consort, inspecteur de police : Le 3 mars dernier, assistant M. le commissaire de police, chargé de procéder à une perquisition chez Heurteaux, signalé comme anarchiste, je me suis rendu avec le brigadier de gendarmerie à l’usine Christofle où se trouvait Heurteaux.
M.le président : Vous n’avez pas pénétré dans l’endroit même où il travaillait ?
Le témoin : Non ; nous l’avons fait appeler au parloir et là nous lui avons fait savoir que nous venions le chercher pour assister à la perquisition qui devait être opérée chez lui. Heurteaux nous a répondu qu’il allait retourner à son atelier pour se nettoyer et changer de vêtements. Nous lui fîmes observer que nous allions envoyer prendre ses effets de rechange. Il s’enfuit alors du parloir dans la direction de son atelier.
M. le président : Sans bousculade ?
Le témoin : Pas à ce moment ; partis à sa poursuite, nous l’avons rejoint comme il allait pénétrer dans l’atelier. C’est alors qu’Heurteaux a crié : « A moi les amis, vous n’allez pas me laisser enlever comme ça ! » Nous avons été aussitôt entourés par de nombreux ouvriers.
M. le Président : Quelle était leur attitude ?
Le témoin : Hostile et mençante, car elle a obligé le brigadier à lâcher Heurteaux ; aussitôt nous avons été refoulés sous un hangar où étaient disposées des auges renfermant des liquides que nous avons pensé être des acides. Du renfort est arrivé à notre aide qui nous a permis d’emmener Heurteaux. Il nous a dit pendant qu’il se lavait : « Vous êtes des crève-faim et c’est nous autres qui vous payons et vous faisons vivre. »
Heurteaux : M. l’agent oublie qu’il a sorti son revolver de sa poche.
Le témoin : Parfaitement, mais je ne l’ai sorti qu’après que vous avez eu fait appel à vos camarades et alors qu’entourés par une bande, nous étions poursuivis par les cris de « Mort aux vaches ! Mort aux rousses, on vous fera tous sauter ! »
M. le président : Avez-vous pu remarquer le rôle joué par chacun des prévenus à cette occasion ?
Gavot : Moi je n’ai rien fait, ni rien dit d’outrageant pour les agents.
Le témoin : Il nous a fait remarquer sur un ton un peu vif qu’en pareille occasion, il ne nous suivrait pas aussi tranquillement.
M. le président : Et les autres ?
Le témoin : Je n’ai rien à dire de Lartigue et je n’ai pas remarqué Maigret. Thibivilliers a eu une attitude menaçante et injurieuse ; il a été un des plus animés et un de ceux qui ont crié : « Mort aux vaches, on vous fera sauter. »
Thibivilliers : Je nie les faits, je n’ai rien dit.
Le témoin : Tous les gendarmes étaient là quand nous avons été injurés et menacés, ils pourront dire qui se trompe. Carré a été un des plus violents ; il est allé chercher du vin blanc qu’il a donné à Heurteaux en lui disant que cela lui donnerait des forces ; il s’est opposé à l’arrestation de ses camarades.
M. le président : Avez-vous été violentés ?
Le témoin : Non, par personne ; nous avons été seulement pressés et bousculés ; ce qui le prouve, c’est que le veston que je portais a été maculé et sali par les vêtements de travail que portaient les ouvriers et qui étaient enduits de graisses, de ponce et d’acides.
Les gendarmes entendus font des dépositions identiques.
M. le substitut Seligmann requiert contre les prévenus une sévère application de la loi.
Me Henri Robert a présenté la défense de Maigret et de Carré. Me Albert Crémieux celle de Thibivilliers, Me Lagasse, celle de Heurteaux.
Le tribunal a acquitté Gavot, mais a condamné Lartigue à 25 francs d’amende, Maigret à deux mois de prison. Thibivilliers et Carré, chacun à 3 mois et Heurteaux à 6 mois de la même peine.
Journal de Saint-Denis 25 mars 1894