Saison 3 : Fortuné Henry, le syndicaliste CGT, fondateur du journal Le Cubilot. Lire l’ensemble des épisodes.
Vingt deuxième épisode. Fortuné Henry et Taffet en prison
Fortuné Henry. Album Bertillon septembre 1894. CIRA de Lausanne.
La situation n’est guère brillante en ce début d’années 1908, pour les anarchistes et syndicalistes révolutionnaires des Ardennes. Le Cubilot et Le Communiste sont disparus. Par contre à l’autre extrême de l’échiquier politique est apparu depuis septembre 1907 un nouveau journal bimensuel, soutenu par le patronat : Le Pilori, journal antirévolutionnaire. Il s’affirme comme l’organe des groupements ouvriers de l’Union des travailleurs libres des Ardennes. Sa devise ne laisse place à aucune ambiguïté : « Les meneurs de grève sont des artisans de misère ; c’est pourquoi nous les combattons.1 » Son langage est encore plus virulent que celui de la Dépêche des Ardennes.
Le journal évoquant la tournée de conférences de Gabrielle Petit dans les Ardennes, la qualifie de « mégère à la panse rebondie », Lefèvre, le syndicaliste revinois c’est « le plus sombre crétin de la bande qui aurait dû fuir déjà la ville qu’il a ruinée, si son intelligence oblitérée lui permettait de comprendre quel sentiment de mépris sa paresse luisante et sa fainéantise engraissée inspirent à ses anciens camarades d’atelier » Quant à Taffet, le Pilori le décrit ainsi : « Taffet appartient à cette race spéciale de travailleurs dont la spécialité est de ne jamais travailler, la destinée, au lieu d’un poil, l’ayant fait naître avec une perruque dans la main. Produit d’un spermatozoïde incomplet, cet homoncule embryonnaire avait pourtant été doué par la nature d’un gosier prodigieusement en pente qui lui permettait d’ingurgiter facilement dans sa journée un nombre incalculable de pernods et de pecquets »2
La disparition des journaux anarchistes laisse le champ libre aux pires attaques ad hominem.
Le 4 décembre 1907, Fortuné avait été condamné à 15 jours de prison, pour avoir frappé un conducteur de tramway. C’est au mois de janvier 1908 que cette peine s’applique, il est incarcéré à la prison de Charleville. Il profite de cette période d’inactivité forcée pour rédiger le texte d’une nouvelle brochure : « Grève et sabotage. 1. La grève intermittente. »
Début janvier 1908, 75 ouvriers mouleurs de l’usine Hénon se mettent en grève suite au renvoi d’un mouleur « pour cause de défaut de production.3 » Lors d’une réunion à la Manufacture, en solidarité avec les gréviste, Taffet, secrétaire de l’Union des syndicats fait un appel à la solidarité et proclame l’utilité des syndicats. Une quête est effectuée qui s’ajoute à celles déjà faites en ville et dans les usines en faveur des ouvriers sans travail.
Le 22 janvier 1908, Taffet et Louis Bara, ouvrier lamineur comparaissent devant le tribunal correctionnel de Charleville, pour répondre d’une altercation qui s’était déroulée le 29 décembre 1907. Le garde champêtre de Mohon, voyant le café Lamblot ouvert après l’heure, verbalisait le patron et plusieurs consommateurs. Parmi ceux-ci se trouvaient Taffet qui l’insulta et le traita de « paresseux, crève de faim » et Bara qui tint le même genre de propos. A l’audience Taffet affirme que la police n’est d’aucune utilité.
Tous deux sont condamnés à trois jours de prison et à 25 francs d’amende. 4Taffet en quittant la salle, murmure : « Merci pour le tarif 5»
Le 24 janvier 1908, Taffet donne rendez-vous, vers 18 heures, aux grévistes près de l’usine Hénon, pour assister à la sortie des ouvriers non grévistes. Montrant du doigt l’usine, il s’écrie : « A ceux-là nous administreront une fessée. » Le commissaire de police arrive et demande à Taffet de disperser les manifestants. Un cortège de 120 personnes se forme qui se dirige vers la place Ducale où il se disloque après un discours de Taffet.6
Le 25 janvier 1908, les grévistes se réunissent rue du Petit-Bois. Un barrage de gendarmerie est établi au pont du chemin de fer. Les manifestants voulant passer sont dispersés. 150 ouvriers se réunissent alors place Ducale. A 19 heures, le commissaire de police escorté d’une dizaine de gendarmes et d’agents fait refluer la foule dans les rues adjacentes. Entre temps, Taffet est arrêté au Petit-Bois et mis à la disposition du procureur de la république qui le fait écrouer. Il lui est reproché d’avoir proféré des menaces la veille contre un débitant qui loge des non grévistes.7
L’arrestation de Taffet est décrite dans le détail par la Dépêche des Ardennes : « au tournant d’une allée, accompagné de quelques acolytes, nous apercevons le farouche libertaire, immédiatement averti, le commissaire de police s’avance au devant de l’homme.
- Vous êtes bien monsieur Taffet ? Suivez-nous !
Et nullement émotionné, la cigarette aux lèvres et les mains dans les poches, le distingué secrétaire s’en va à pas comptés, escorté de quelques agents.
C’est l’heure de la sortie des usines du quartier ; les ouvriers, mis au courant du fait, se précipitent pour escorter cet illustre maître, mais aussitôt les agents de police et les gendarmes barrent la route et refoulent avec peine le flot des ouvriers.
Des murmures s’élèvent dans la foule, mais devant l’attitude énergique de la police, la masse se disperse dans les rues voisines.
Taffet entre au commissariat et monsieur le commissaire commence son interrogatoire.
Cependant la foule parvient à rompre le cordon des agents et, se portant place Ducale, alla se masser autour de la statue de Charles de Gonzague. L’Internationale fut entonnée mais les gendarmes firent circuler et évacuer la place aussitôt. »8
Contrairement à ce que laisse entendre La Dépêche des Ardennes et le Pilori, Taffet n’est donc pas isolé et rejeté par la classe ouvrière, la manifestation spontanée des ouvriers à la sortie du travail, pour protester contre son arrestation en est la démonstration.
Le 29 janvier 1908, une conférence est organisée par l’Union des syndicats des Ardennes dans la salle de l’ancienne Manufacture. Environ 3509 personnes y assistent. Burglin, ex secrétaire du syndicat métallurgiste de la Seine, proteste contre l’arrestation de Taffet et invite les camarades à se grouper. Merrheim, secrétaire de l’Union fédérale des métallurgistes, s’insurge contre l’arrestation qu’il qualifie d’arbitraire et dont il fait rejaillir la responsabilité sur le gouvernement Clémenceau-Briand-Viviani. Faisant allusion à la grève Hénon, il assure que les sacrifices des camarades sauront placer les grévistes à l’abri de la faim et leur permettre de soutenir victorieusement leurs revendications. »10
Le 31 janvier 1908, le comité fédéral de la métallurgie de la CGT désigne Taffet comme délégué régional.11
Rentré à Paris, Merrheim reconnaît que trois femmes sont citées comme témoins à charge contre Taffet.12Selon ces témoins, le 24 janvier 1908, Taffet, accompagné de manifestants se dirigea vers le café tenu par Mme Beauvais, chez qui des ouvriers travaillant à l’usine Hénon, prenaient pension. Taffet prit la parole et déclara, selon la propriétaire de l’établissement : « Les ouvriers qui travaillent actuellement à l’usine Hénon et qui se trouvent en pension dans une maison proche, il faut à tout prix qu’ils soient renvoyés, sans quoi cette maison sautera »13
L’affaire est jugée le 5 février 1908 devant le tribunal correctionnel de Charleville. Taffet proteste contre les dépositions des témoins à charge. Il aurait seulement déclaré : « Il y a ici une maison proche qui héberge des piloris ; nous prévenons les tenanciers que s’ils ne les renvoient pas, nous ne pouvons plus répondre des violences individuelles qui pourront arriver. »14 Le tribunal considère qu’il s’agit d’une menace. Après une délibération d’environ une demi-heure, le tribunal le condamne à un mois de prison.
Le 14 mars 1908, le conseil municipal d’Aiglemont15 prend connaissance d’une lettre de Fortuné et Nicolas Hénon, locataires de terrains communaux au lieu dit « Les Mottes », par bail du 7 janvier 1906, qui demandent de céder leur droit, jusqu’à expiration en 1914, à deux habitants de la commune. Le conseil donne son accord pour cette transaction.
La culture des terres ne semble plus être la préoccupation première des colons qui se débarrassent de ce terrain de 42 ares qu’ils n’ont plus l’occasion d’exploiter eux-mêmes.
En mars 1908 paraît le n°9 et dernier numéro de la série de brochures éditées par la colonie d’Aiglemont : Grève et sabotage. I, La grève intermittente par Fortuné Henry. Écrite pendant son séjour à la prison de Charleville, le titre peut laisser penser qu’une deuxième brochure traitant du sabotage suivra, mais il n’en sera rien. Nous ne saurons pas ce que Fortuné pense du sabotage comme moyen d’action directe des salariés dans les conflits sociaux.
Tenant compte des expériences récentes et des échecs, tant des grèves partielles que de la grève générale, il propose un nouveau moyen d’action, la grève intermittente : « Il nous faut donc trouver la formule nouvelle de conflit qui donne confiance au prolétaire, en même temps qu’elle fasse sentir au patron, affolé, que ses machines sont inutiles si la main du travailleur ne les guide, et qu’enfin la volonté ouvrière peut, si elle le veut, paralyser toute sa force de production et l’activité de son commerce et de ses affaires.
Celle que nous avons trouvée consisterait, au lieu de la réclamation presque toujours refusée, qui est précise autant que péremptoire et qui aboutit à la grève, à ne pas présenter de réclamations, à cesser purement et simplement le travail parce qu’il nous plairait ainsi, pour le reprendre le lendemain ou le surlendemain ; puis, tandis que le patron commencerait à se flatter de tenir encore son bétail dans la main, interrompre le labeur à nouveau, quelques heures, une journée, plus, si on le veut, en ayant soin que cette interruption corresponde exactement au moment précis où ça presse, où les commandes doivent être livrées. »
Dans cette brochure, fort de l’expérience qu’il a suivi de près, de la grève générale à Revin, Fortuné apporte son point de vue sur les débats en cours à la CGT, concernant la grève générale, son efficacité et le recours à d’autre moyens d’actions.
Quant au projet d’un milieu libre de production évoqué par Fortuné dans le n°2 du Communiste est toujours d’actualité, c’est le groupe libertaire qui se charge désormais de promouvoir ce projet.
Selon Le Libertaire du 11 mai 1908, un nom lui a même été trouvé : « MEZIERES-CHARLEVILLE Groupe libertaire. — Rendez-vous est donné a tous les camarades pour le dimanche, 10 mai, à 3 heures de l’après-midi, 31, rue de Tivoli (de l’autre côté du passage à niveau), à Charleville.
Un traitera la question: Le milieu libre, la Preuve.
Très urgent. »
Le Libertaire du 19 avril 1908, publie une annonce du groupe libertaire de Charleville : « MEZIERES-CHARLEVILLE Groupe libertaire. — Les camarades de la région sont avisés qu’une promenade avec déjeuner champêtre est organisée pour le lundi 20 avril 1908 (lundi de Pâques).
Visite à la colonie d’Aiglemont. Chacun apportera une provision de vivres. Rendez-vous a 9 h 1/2 du matin, Café de la Promenade à l’intersection des routes d’Aiglement et de Saint-Laurent.
Le déjeuner aura lieu au « Petit Sabot », à 3h. à la colonie. Conférence en plein air par les camarades F. Henry et A. Bataille16.
La constitution d’un milieu libre de production étant à l’étude les camarades sont priés de venir nombreux à cette promenade au cours de laquelle seront jetées les bases de la future organisation.
Los camarades sont également priés — dans un but éducatif — d’y amener leurs compagnes et leurs enfants. »
A la suite de l’Essai doit donc voir naître la Preuve. Le laboratoire que constituait l’Essai a permis de prouver que le communisme pouvait fonctionner. Il ne reste à la Preuve qu’à le démontrer par son exemple.
Mais un événement inattendu va complètement remettre en cause à la fois la création de la Preuve et la survie de l’Essai lui-même.
La colonie d’Aiglemont fait publier un communiqué dans le Libertaire du 23 août 1908 : « demande un camarade jardinier sérieux » qui peut laisser penser que le développement du maraîchage est de nouveau à l’ordre du jour. Mais il n’en est rien, c’est simplement que la colonie doit faire face au départ de son fondateur Fortuné Henry et qu’un nouveau colon doit le remplacer.
La semaine suivante, Leporoni17 pose sa candidature, sans se douter, probablement de la situation de désorganisation à Aiglemont, le journal s’étant gardé de l’évoquer. Mais dans son édition du 6 septembre 1908, il lui est demandé de passer au journal, sans doute pour lui expliquer ce qui ne peut être publié.
Notes :
1 Histoire de la presse ardennaise (1764-1944) par Gérald Dardart. Arch’Libris Editions. 2009
2 Le Pilori n°12 1er février 1908
3 Le Petit ardennais 6 janvier 1908
4 Le Petit ardennais 23 janvier 1908 et La Dépêche des Ardennes 23 janvier 1908
5 La Dépêche des Ardennes 23 janvier 1908
6 La Dépêche des Ardennes 25 janvier 1908
7 Le Petit ardennais 26 janvier 1908
8 La Dépêche des Ardennes 26 janvier 1908
9 La Dépêche des Ardennes 31 janvier 1908
10 Lettre du préfet des Ardennes 30 janvier 1908. Archives nationales F7 12497 (1Mi 50 Archives départementales des Ardennes)
11 La Voix du peuple 23 février 1908
12 Archives nationales F7 13599. Note du 1er février 1908. La grève des fondeurs de Charleville.
13 Archives nationales F7 13599. Note du préfet des Ardennes du 4 février 1908
14 Le Petit Ardennais 6 février 1908
15 Registres de délibérations du conseil municipal d’Aiglemont 1899-1913. D 6. Archives départementales des Ardennes.
16 Il s’agit du pseudonyme de Burglin
17 Le Libertaire 30 août 1908
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