Saison 3 : Fortuné Henry, le syndicaliste CGT, fondateur du journal Le Cubilot. Lire l’ensemble des épisodes.
Dix-neuvième épisode. Le Cubilot et la tyrannie syndicale.

Fortuné Henry. Album Bertillon septembre 1894. CIRA de Lausanne.

Archives départementales des Ardennes. Lire le journal ici

Dans son n° 39 paru le 17 novembre 1907, Le Cubilot revient, sous la plume de son gérant André Mounier, sur les poursuites judiciaires engagées contre le journal, dans un article intitulé « Explications simplistes » : « Le Cubilot est poursuivi. Le Cubilot s’est donc rendu coupable de quelque forfait monstrueux ?

Le fait est certain.

Des hommes à figure vénérable, le poil blanchi par le souci d’atteindre une justice à laquelle, sans remords d’ailleurs, ils n’arrivent jamais lui ont dit, au Cubilot :

« Il ressort de la lecture de nombreux articles parus dans vos colonnes que vous poursuivez une campagne nettement antimilitariste. Vous vous êtes livré à des outrages envers les armées de terre et de mer. Pour cela vous êtes poursuivable et punissable. »

Et à sa stupéfaction profonde, on lui lut ce qui aurait soulevé le courroux de la loi.

Ce pauvre petit Cubilot n’en est pas encore revenu. Il affirme tout simplement ce qui est vrai, ce que beaucoup ont l’intelligence de penser, quelques uns le courage de dire et on le gronde, on le menace ; comme on ne peut pas le battre, on le mettra au pain sec dans un noir cachot.

Cette perspective n’ayant rien de particulièrement réjouissant, le Cubilot en toute honnêteté se prit à réfléchir…

Il relut consciencieusement les articles incriminés, se tortura l’esprit pour y découvrir ce qui aurait pu s’y glisser de mensonger, prêt à faire amende honorable s’il s’était trompé…

Mais après ce scrupuleux examen, il fut dans l’obligation envers sa conscience, car le Cubilot a une conscience, de se déclarer ne rien pouvoir comprendre aux observations qui lui avaient été faites puisque ce qui avait été écrit était l’expression de la vérité… »

Dans le même numéro du journal Taffet dresse un bilan d’une tournée de conférences syndicales dans les Ardennes, accomplie par Merrheim : « Avec le camarade Merrheim, de la Confédération Générale du Travail, nous venons de faire dans les Ardennes une tournée de propagande syndicale.

Partout nous avons constaté le même état d’inconscience de la classe ouvrière. Nous avons visité Charleville le 1er novembre, où 150 personnes seulement assistaient à la réunion ; le 2, nous étions à Bourg-Fidèle, là l’avachissement bat son plein, le personnel du bagne Péchenard, courbé sous la férule du maître, n’ose même pas assister à une réunion. Péchanard et Curry peuvent exploiter à merci leurs serfs ne bougeront pas. C’est le comble de la lâcheté ouvrière et notre camarade Quénelisse a la tâche dure dans ce pays.

Le dimanche 3, c’est à Fumay que Merrheim seul, prit la parole à l’issue du congrès des ardoisiers des Ardennes. Cette réunion avait un caractère privé, car les délégués au congrès donnaient un compte-rendu de mandat.

Le 4, nous fûmes aux Mazures, là un peu de réconfort, la totalité des ouvriers d’usines est syndiquée. Les camarades vont persévérer dans leur voie et entrer à la CGT.

Le mardi 4, à Revin, nous avons assisté au compte-rendu financier de la grève et au rapport fait par la commission de contrôle sur la gestion des fonds de grève. Environ 800 camarades y assistaient et après notre conférence faite à l’issue de la réunion syndicale, les camarades affirmèrent leur intention de rester groupés au Syndicat pour les luttes futures.

A Deville le 5, Merrheim et Lefèvre étaient devant un nombreux auditoire qui prouva, en approbations, que le Syndicat était bien compris.

Le jeudi 7, à Vrigne-aux-Bois, peu nombreux étaient les camarades, mais tous furent unanimes à déclarer que l’action confédérale est efficace par ses moyens de lutte.

Vendredi 8, nous fîmes à Vivier-au-Court une très bonne réunion, les camarades y assistaient en masse, et après nous avoir entendu, ils déclarèrent continuer la grève Guillot-Fagot jusqu’à complète satisfaction.

Dimanche 10, nous étions à Braux avec Fortuné Henry. Notre conférence très goûtée des camarades de Braux portera ses fruits… »

Archives départementales des Ardennes.

Cette tournée de conférences de Merrheim ne laisse pas indifférente la presse de droite et en particulier le Pilori qui vient d’être crée en septembre 1907, journal antirévolutionnaire, organe des groupements ouvriers de l’Union des travailleurs libres des Ardennes, soutenu par le patronat paternaliste, dont la devise est « Les meneurs de grève sont des artisans de misère ; c’est pourquoi nous les combattons. »1

Dans son numéro du 11 novembre 1907, Le Pilori donne sa version des conférences de Merrheim : « L’insuccès de la semaine dernière prouve que les ouvriers sont enfin fatigués d’être les éternels dupes de ces exploiteurs de mauvaise foi. Et cependant toute la troupe avait donné. Au programme, Taffet, le microbe alcoolique, le champion des buveurs de péquets2, qui s’est fait une réputation en montant sur les zincs des mastroquets pour y clamer, d’une voix éraillée, des couplets révolutionnaires. Capitaine dans l’armée anarchiste, il est général dans celle des poivrots. »

Fortuné, autre « meneur » désigné par le journal est lui aussi épinglé : « Fortuné Henry, l’agriculteur d’Aiglemont, qui a trouvé le moyen de faire travailler ses terres sans payer de salaire à ses ouvriers et qui, vivant en parasite, a su se faire passer pour un apôtre aux yeux de ceux-là même qu’il exploite. »

Archives départementales des Ardennes. Collection Philippe Decobert. Lire le journal ici

Lors de la parution du n°40 du Cubilot le 24 novembre 1907, André Mounier dans un article couvrant toute la première page, semble enfoncer le clou de l’antimilitarisme dans un article « Ce qu’est l’armée. A une gueule noire » : « On m’a reproché d’avoir écrit que l’armée était pourvoyeuse de syphilitiques, de tuberculeux, d’alcooliques, cela est vrai. Les soirs de bienvenue, n’est-il pas nécessaire de passer la soirée dans des maisons qui, pour être sous contrôle dit compétent, n’en sont pas moins loin d’être hygiénique.

Les gradés d’ailleurs n’en sont-ils pas les piliers au vu et au su de tout le monde ?

Nul ne peut loyalement affirmer que les conditions hygiéniques soient ce que les intéressés prétendent et ils est connu que la caserne est un foyer de tuberculose.

Quant à la qualité des soins reçus, les malades non reconnus, la proportion de ceux qui rentrent dans leurs foyers atteints irrémédiablement, alors qu’ils en étaient partis sinon hercules du moins sains, sont suffisants pour en donner une idée exacte… L’armée est le soutien du capital, comme telle pourvoyeuse de misère, négatrice d’affranchissement.

L’armée est donc l’ennemie du prolétariat organisé, tu juges par là ce que tu dois être et faire. »

En fait Mounier ne critique que des aspects annexes de l’armée, sur ce qui se passe hors des casernes et sur les soins aux tuberculeux. Il évite soigneusement d’appeler clairement à l’insoumission et n’invite pas plus les soldats à retourner leurs armes contre leurs chefs en cas de guerre ou de répression des mouvements sociaux. Ce qui l’aurait placé en infraction avec la loi. Mais comme gérant, il est responsable de tous articles publiés sur le sujet, même s’ils ne sont pas de lui et sa prudence ne lui sera guère utile.

Après la conférence à Braux avec Taffet, Fortuné poursuit par une autre réunion publique contradictoire, organisée par le syndicat des métallurgistes de Signy-le-Petit, adhérent à l’Union des syndicats des Ardennes. Il est toujours accompagné de Taffet, ils traitent de la CGT et du rôle des syndicats.

A Chateau-Regnault, un groupe d’éducation révolutionnaire s’est crée, le samedi 29 novembre 1907, un « camarade » fait une causerie sur la « Lutte de classe et le mouvement syndicalistes. » Des journaux et brochures sont distribuées.

Archives départementales des Ardennes. Collection Philippe Decobert. Lire le journal ici

Dans le numéro 41 du Cubilot, paru le 1er décembre 1907, Taffet réplique aux attaques de la presse de droite, les plus outrancières proviennent du Pilori, mais il se contente d’évoquer à propos de ce journal « une prose absurde qu’il emploie comme feuilleton ». Mais assez curieusement il répond plutôt à un article de l’Usine, journal édité depuis 1891, dont Camille Didier est le secrétaire depuis 1893.3Le journal est éditée par le Syndicat des industriels métallurgistes ardennais. Les arguments avancés par L’Usine semblent aujourd’hui assez recevables, compte-tenu de l’évolution des conflits sociaux. Il s’agit pour le syndicat des industriels métallurgistes de n’accepter des négociations qu’avec les salariés de leur entreprise : « Les ouvriers d’une même usine peuvent réclamer eux-mêmes telle revendication concertée en syndicat ; mais ils ne peuvent forcer le patron à entrer en relation avec leur syndicat qui comprend des ouvriers étrangers à son usine et à discuter avec lui des conditions du travail dans son établissement. Il n’y a aucune atteinte au droit du syndicat dans cette attitude.

C’est son droit strict, mais que ne veulent pas comprendre les meneurs des syndicats, qui veulent, dans leur ambition arriver à être reçus dans toutes les usines, suivant leur bon plaisir, et s’imposer aux patrons auxquels ils prétendent faire la loi. » L’Usine emploie également un argument plus classique : « Les syndicats ne sont bien souvent que des façades. Les reconnaître dans le sens où ils le demandent, ce ne serait que leur donner une investiture qui leur servirait pour accroître leur prestige et leur importance auprès des ouvriers.

La tyrannie syndicale s’exerce en même temps contre les ouvriers indépendants ; nous en avons eu plusieurs exemples récents dans les Ardennes. » Le terme d’ouvriers « indépendants » est à prendre comme un euphémisme quand on sait que les syndicats « indépendants » sont en fait soutenus par le patronat.

Dans sa réponse Taffet réfute toute tyrannie syndicale mais emploie à ce sujet des arguments assez surprenants : « il est de notre devoir de forcer l’indifférent à prendre conscience de son droit et de sa force, pour lutter contre vos agissements inhumains.

Vous jetez des cris de putois parce que nous poussons, nous obligeons même, l’ouvrier isolé à se grouper au syndicat, parce que vous savez que de celui-là il n’y a rien à craindre et vous savez mettre à profit les trop nombreuses divisions qui existent parmi le personnel de vos bagnes. »

Taffet reconnaît non pas une tyrannie mais au moins des méthodes musclées pour développer la force syndicale.

1 Histoire de la presse ardennaise (1764-1944) par Gérald Dardart. Arch’Libris Editions 2009, p. 47

2 Eau de vie de prune.

3 Histoire de la presse ardennaise (1764-1944) par Gérald Dardart. Arch’Libris Editions 2009, p. 33

Document :

Les gréviculteurs des Ardennes

Nous avons le meneur Taffet

Petit microbe alcoolique,

C’est le type le plus parfait

du jouisseur et du cynique

Sans cesse chez les mastroquets

Ce pitre révolutionnaire.

Travaille… à boire des péquets

A la santé du prolétaire.

***

Monsieur Lefèvre de Revin

Est d’une autre catégorie

Moins vadrouilleur que son copain

Il a plus de canaillerie

Il a restreint son ambition

N’ayant pas la foi des apôtres

A s’engraisser comme un cochon

Avec les salaires des autres

***

Voici l’ermite du Gesly !

(Saluez tous : c’est le prophète)

L’illustre Fortuné Henry

Renommé pour être un ascète

Pourtant ce terrible anarcho

Va souvent, quoique libertaire

Chez le millionnaire Corneau

Savourer des spooms au madère

****

Parfois, pour aider ces remparts

Espoirs de la cité future

Soldats des rouges étendards

Il vient de Paris, des doublures

Merrheim, Séraphine ou Blanchard

Que les sociétés ouvrières

Devraient expulser sans retard

A coups de pieds dans le derrière

Léon Raynier

 

Le Pilori du 27 novembre 1907

 

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