Un anarchiste, nommé Eugène Cottin, réfugié à Londres, offrait, il y a quelque temps, à Duprat, l’ex-cabaretier de la rue Ramey, de monter avec lui un bazar dans le quartier français. Il prétendait avoir à toucher cinq ou six cents francs de sa mère habitant Paris; les fonds devaient servir à acheter les marchandises nécessaires à l’installation de ce bazar, auquel on devait adjoindre la vente des journaux, brochures et placards français.

Le projet plut à Duprat et un local fut loué 24, Ganton-Street, près de Regent’s Street.

Cottin vint à Paris, vers le milieu de décembre, mais n’ayant touche, prétend-il, que 250 ou 300 francs, ses achats furent moins étendus qu’il ne l’avait promis.

Une lettre de Paris arriva, durant ce temps, à Ganton-Street, à l’adresse de Cottin. En l’absence de son associé, Duprat la décacheta : elle contenait un mandat-poste de cinquante francs et une note ainsi conçue :

Paris, 20 décembre 1894.

COTTANCE,

Faire connaître d’urgence tout ce qui a pu se passer à Dieppe au sujet de la femme A.

Qui lui a fourni de l’argent pour son voyage ?

Quelles commissions avait-elle pour Londres ?

Qu’a-t elle rapporté de Paris ? Énumérez les objets.

Renseigner vivement et faites savoir tout ce que vous pourrez apprendre à ce sujet.

Ci-joint cinquante francs. Prière d’en accuser réception.

Renseigner sur W.., qui sert de correspondant à L. et D. Pour cela, voyez toujours les observations du 10 décembre.

Le mandat de cinquante francs, contenu dans cette lettre, avait été émis à Paris, le 20 décembre, par le bureau n° 32 et portait le n° 70.

Duprat fut très ému en lisant cette lettre. Il avertit aussitôt Pouget, Constant Martin et d’autres compagnons; on tint conseil et, après mûre examen de la situation, on décida, d’obtenir de Cottin des aveux.

Lorsque Cottin revint, Duprat en présence des compagnons qu ‘il avait consultés, lui remit la lettre que l’on sait. Dès qu’il l’eut vue, Cottin blêmit. Il s’attendait évidemment à être sur-le-champ condamné à mort et exécuté. On n’eut donc pas de peine à lui arracher une confession complète.

Il déclara s’appeler Eugène Cottin, avoir pris quelque fois le nom de Cuvillier, et avoir adopté celui de Cottance dans ses rapports avec la police.

N’étant pas heureux dans ma famille, dit-il, je l’ai quittée pour venir à Londres ; n’ayant pas trouvé de travail ici, j’en suis parti en mai 1894, me dirigeant sur Cardiff, à pied. Arrivé là, n’ayant jamais navigué, ça m’a été impossible. Au bout d’une quinzaine, le consul de Cardiff pria le capitaine d’un vaisseau de cabotage, allant à Redon, de me rapatrier.

Mon arrivée à Redon eut lieu quelques jours après la mort de Carnot ; je fus arrêté comme anarchiste, quoique ne l’étant pas, et je restai dix-neuf jours en prison. Remis en liberté, j’allai à pied jusqu’à la Rochelle.

C’est là que je fus embauché : un agent m’accosta, et me conduisit au poste de police, ou je fus bien accueilli. Le commissaire, un nommé Martin, restant 16, rue Guiton, m’envoya à l’auberge, où je restai deux jours à ses frais; après la misère que j’avais endurée, je me trouvais heureux de manger à ma faim.

La façon dont on me traita m’a fait supposer qu’on avait jeté les yeux sur moi depuis Redon. Au bout de ces deux jours, le commissaire de police m’offrit de retourner à Londres et d’y surveiller les anarchistes, moyennant deux cents francs par mois. J’acceptai.

Cottin raconta ensuite qu’il était venu à Paris, le 8 août, en compagnie de M. Martin, qui l’avait conduit au ministère de l’intérieur, où il avait vu M. Dupuy. Le président du conseil l’avait envoyé à M. Lépine, qui l’avait mis en rapport avec M. Fédée, alors chef de la 3e brigade des recherches. Le lendemain, il arrivait à Londres et, au bout de trois semaines, faisait la connaissance d’un nommé V., qui l’avait introduit dans les milieux anarchistes. Au commencement de novembre, il revint à Paris, mais ce voyage ayant coïncidé avec le déplacement de M. Fédée, il n’a vu personne à la Préfecture de police.

Mais, reprenons la déclaration de Cottin:

Trois semaines après eut lieu mon second voyage. J’ai fait route avec le petit M. jusqu’à Dieppe, où il a été arrêté; huit jours avant j’avais fait un rapport annonçant son départ, mais sans pouvoir en fixer la date. Je suppose qu’un autre a dénoncé son départ et aussi le mien, car, à Dieppe, le commissaire de police a fouillé plusieurs fois le train pour me trouver, tout en répétant : « Mais ce jeune homme?» Il s’est même adressé à moi, mais j’ai payé de toupet. D’ailleurs, s’il m’eût arrêté, je n’avais qu’à lui dire de téléphoner à André et j’aurais été relâché de suite. A mon arrivée à Paris, j’ai raconté cet incident à André, qui est le successeur de Fédée ; il s’est moqué du commissaire et a ajouté : « Ils sont si bêtes! »

Il m’a dit aussi que le petit M. a été relâché.

Après un portrait physique de M. André, Cottin continua :

La veille de mon départ, on m’a demandé si je connaissais quelque chose au sujet des fabriques de bombes existant à Saint-Ouen, et surtout à Courbevoie. Je ne savais rien, et je l’ai dit. J’ai la conviction que les arrestations de la famille Galau et autres se rattache à cette affaire de bombes, et que les histoires de cambriolage ont été mises en avant pour tromper le public.

On me donna les noms d’une série d’anarchistes, en me recommandant de les surveiller étroitement. Ce sont…

Parlant d’autres mouchards, je manifestai l’intention de les brûler. On m’approuva, me disant que «plus j’en brûlerais, plus ma sécurité personnelle serait garantie ».

A ce second voyage, les appointements de Cottin furent portes de 200 à 250 fr.; de plus, on lui donna une gratification de 400 fr. Il annonça avoir trouvé un emploi dans la Cité ; c’était faux. Il se bornait à aller à la poste et se promenait pendant les heures où l’on supposait qu’il travaillait. Ses correspondances étaient expédiées à l’adresse suivante : A. 41, poste restante, place de l’Hotel-de-Ville, Paris. Il les expédiait tous les deux jours.

Au reste, Cottin s’était mis en rapports avec la police anglaise.

Ici, à Londres, dit-il, je suis entré en relations avec Flood, agent anglais; j’ai été le trouver à New scotland-Yard, sous un prétexte futile. Il m’a présenté à Melville, qui m’a demandé des renseignements. Il m’a aussi questionné sur F. et C. Je l’ai revu, et il me recommanda fort d’être tout yeux et tout oreilles.

J’ai continué à voir Flood, de temps à autre, dans un public-house de Vilers-Street, à droite, près de la gare de Charing-Cross.

Quoique Cottin ait déclaré, en terminant, qu’il s’était brûlé juste au moment où il pouvait sérieusement nuire aux anarchistes, on conçoit l’émotion des compagnons réfugiés à Londres. En ayant tiré ce qu’ils voulaient, ils ont envoyé Cottin se faire pendre ailleurs. Il est revenu à Paris, ou certainement il n’aura pas reçu les félicitations de M. André.

Néanmoins, afin d’empêcher qu’il ne recommence ailleurs son manège, en une brochure intitulée : Judas, mise en vente au prix de « deux ronds », et qui porte comme nom d’imprimeur : « Printed and published by E. Pouget, at 23, King Edicard St. Islington, London », les anarchistes de Londres ont pris soin de publier la confession de Cottin, accompagnée de son portrait. Cette brochure, qui a été répandue à profusion dans les milieux anarchistes, est entrée en France clandestinement.

Marcel Pradier

Le Journal 11 janvier 1895